Festivals

Le Festival international du film d'animation d'Annecy
1993

A raison de vingt-quatre par seconde, il faudrait mettre “ en boîte ” pas moins d’un milliard cinq cent treize millions sept cent vingt-huit mille images pour réaliser un film qui durerait les deux années séparant deux festivals d’Annecy. Mais on parle de plus en plus de faire passer la manifestation à un rythme annuel. Même si le succès du MIFA (marché international du film d’animation) serait le premier à justifier cette périodicité accélérée, les festivaliers seraient tous enchantés, sans parler des comités de sélection, qui ont dû choisir cette année parmi plus de mille films.

Quatre longs métrages
Porco Rosso (Kurunai no buta) de Hayao Miyazaki semble prendre à la lettre l’expression anglaise “ when pigs fly ” (“ quand les poules auront des dents ”) : dans le ciel de l’Adriatique, pendant les années vingt, le cochon Marco Porcellino combat, à bord de son hydravion, le pirate de l’air américain Curtis pour prouver son amour à la belle Gina. La perfection du dessin de Miyazaki, son sens de l’animation du vol — omniprésent dans son œuvre, de Nausicäa à Kiki en passant par Laputa château dans le ciel et Mon voisin Totoro —, son humour… vache (!), sa sensibilité européenne et la fidélité de sa reconstitution partiellement imaginaire de l’Italie fasciste, font de Porco Rosso une révélation .
Le prix du long métrage qui lui fut attribué, s’il était amplement mérité, était rendu évident par la piètre qualité des concurrents. Danger pleine lune (Motyli cas) de Bretislav Pojar est un film pour jeune public, en prises de vues réelles. Alex, petit garçon solitaire et rêveur (au cours d’une jolie scène, les chiffres d’un problème s’animent sur le tableau de l’école), reçoit de son père qui travaille en Afrique des cocons qui se transforment en superbes papillons. Le plus grand est une fée, Ourougou, avec laquelle Alex va vivre bien des aventures. Papillons et fées sont des marionnettes gentiment animées par Pojar, disciple de Trnka, mais l’ensemble est mièvre et sans rythme. Quant à la morale — il vaut mieux vivre par soi-même et sans tricher —, elle est si prévisible et convenue qu’elle ne peut atteindre son but.
On eut à déplorer la version française du film de Pojar, mais que dire de la présentation de The Tune sans sous-titres, alors qu’il était simultanément diffusé sur Arte sous-titré ? Faux long métrage, The Tune additionne de nombreux films courts, de création ou de commande, réalisés par Bill Plympton, essentiellement pour MTV. Une “ sauce ” plus ou moins habile fait le lien en prétendant raconter la recherche de LA chanson “ standard ” par un musicien en mal d’inspiration. The Wiseman et Push Comes to Shove, montrés à Annecy en 1991 font donc ici une seconde apparition dans cet amalgame parfois bancal.
Under Milk Wood de Les Orton multiplie les insuffisances et les contresens. Toute la démarche des animateurs semble consister à aplanir, affadir la pièce de Dylan Thomas. Le texte, avançant par associations d’idées et homophonies, réclamait un graphisme inventif et un univers toujours surprenant ; on nous inflige au contraire un dessin d’un réalisme conventionnel et l’illustration redondante d’un texte admirablement lu par Richard Burton, mais amputé de passages entiers, parmi les plus délirants (comme la déclaration d’amour du drapier Mr Edwards). Seule “ audace ”, lorsque Captain Cat, aveugle, écoute les enfants et les imagine, le dessin change de style : à cet instant, Les Orton a effleuré la nature de la pièce — l’oreille, contrairement à l’œil, n’impose aucune limite à l’imagination.

Royaume-Uni : dix films, huit prix et un Cartoon d’or
Depuis plusieurs années, la Grande-Bretagne domine la production, au point que les cinq finalistes en lice pour le Cartoon d’or du meilleur film européen étaient tous anglais ! Quatre d’entre deux étaient coproduits par Channel 4, signe que l’avance britannique est en grande partie due aux très nombreuses commandes de la chaîne indépendante lancée fin 1982, à laquelle Annecy rendait hommage cette année par une rétrospective permettant d’en mesurer l’importance, puisque l’on pouvait y revoir des films divertissants, innovants, expérimentaux, depuis The Snowman de Diane Jackson (l’un des premiers films commandités par la chaîne, et que les Français ont pu enfin découvrir sur leurs écrans à Noël dernier) jusqu’à Father Christmas de Dave Unwin (qui remporta cette année le prix du film de télévision), en passant par les films ésotériques des frères Quay, le mythologique Black Dog d’Alison De Vere, le génial Alice de Jan Svankmajer, l’hilarant Creature Comforts de Nick Park, roi de la plasticine façon Aardman, studio auquel étaient consacrées, pour ses vingt ans d’existence, une exposition et une rétrospective. Cofondateur du studio, Peter Lord proposait, dans Adam, une lecture particulière de la Genèse en pâte à modeler. Lorsqu’il se voit annoncer la compagnie qu’il réclame, le pauvre Adam se prépare coquettement et se trouve bien décontenancé lorsqu’apparaît une… pingouine ! L’hilarité provoquée par ces six minutes et leur chute méritait bien la mention spéciale du jury pour l’humour et le prix du public. C’est à peine terminé que The Wrong Trousers de Nick Park était présenté en avant-première. Un pingouin, proche parent du compagnon d’Adam, y vient troubler la tranquillité de Wallace et Gromit, les héros de A Grand Day Out. Une comédie policière toujours drôle et parfois haletante (lors d’une poursuite en train électrique sur une musique de Bernard Herrmann).
Mark Baker réitère la réussite de The Hill Farm avec The Village, qui donne à Under Milk Wood une leçon de gestion de l’espace, tant son hameau circulaire est un cadre idéal pour cette histoire de gens également ronds qui s’épient, se volent, se cachent, se trompent. Son sens de l’observation et la finesse de son analyse psychologique contribuent à un humour subtil motivant un Prix spécial du jury d’Annecy, suivi en septembre du Cartoon d’or européen. Avec la même poésie, la Belge An Vrombaut réussit un premier film magistral : Little Wolf raconte comment quatre loups essaient de porter secours à un louveteau qui s’est imprudemment accroché à la lune, tandis que passe sous leur nez un mouton monté sur ressorts dont l’esprit n’est pas sans rappeler les Shadoks. Ce film aussi drôle que beau a reçu le prix de la première œuvre et celui du ministère de l’Agriculture, dont le discernement est sans faille année après année. Moins intéressant, Portly’s Hat, premier film de Loraine Marshall est une comptine pour enfants dont l’histoire de pingouin se faisant voler son chapeau par une mouette s’accorde bien avec le dessin maladroit. Même adéquation entre le sujet de The Mill, premier film de Petra Freeman, qui fait évoluer un essaim d’abeilles, et son traitement pointilliste. Même correspondance encore entre le contenu de Screen Play de Barry Purves — une scène de Nô, un narrateur qui procède par flashes-back, un récit japonais sanglant — et son traitement — marionnettes sur une scène tournante permettant de très ingénieux et admirables changements de décors (d’autres audaces marquent ce film : le recours constant au langage des sourds-muets, un plan-séquence de neuf minutes, une marionnette masculine nue…). A la fin de ce film qui reçut une mention spéciale pour la qualité artistique, l’auteur met littéralement la dernière main au film : la sienne entre dans le cadre, referme le storyboard, laissant entrevoir à l’arrière-plan des cartes postales d’Annecy… Le film de marionnettes est sans doute celui qui se prête le mieux aux atmosphères oppressantes. Le contraste entre celles de Marjut Rimminen et les dessins de Christine Roche dans The Stain en est la démonstration, le graphisme traduisant l’imaginaire et le rêve, les marionnettes vivant quant à elles une intrigue compliquée sur fond d’inceste, débouchant sur le suicide des deux jumeaux dont la destinée n’a rien à envier aux fins tragiques décrites par Peter Greenaway dans Z.O.O. et David Cronenberg dans Faux Semblants. Particulièrement dérangeant, The Sandman, première œuvre de Colin Batty, Paul Berry et Ian Mackinnon, évoque, dans un expressionnisme très sombre, le personnage du marchand de sable, marionnette au long nez pointu, qui vient arracher les yeux des enfants pour les donner à manger à ses rejetons dans leur nid sur la lune. Cette habile traduction des angoisses de l’enfant remporta le prix du ministère de la Jeunesse et des Sports en plus du Premier Prix du court métrage.
The Kings of Siam de Ged Haney, au graphisme entre Margerin et Pétillon mais dégageant curieusement une agressivité désagréable, évoque sans originalité deux frères siamois de foire rêvant d’une vie séparée — l’un footballeur, l’autre chanteur de rock. Quant à Spotless Dominoes de Philip Hunt, son récit fastidieux anéantit l’indéniable intérêt plastique de ses marionnettes, animées dans le plus pur esprit des frères Quay.

Canada : deux bavards et deux muets
Face à l’écrasante domination du Royaume-Uni, le Canada semble désormais en retrait. Certes Frédéric Back était de retour, mais la remarquable économie de L’Homme qui plantait des arbres est absente de son ode emphatique au Saint-Laurent qui a remporté le Grand Prix. Vaste fresque racontant l’histoire de tout un pays à travers l’évocation épique de son cours d’eau géant et de toute la vie qui en découle ou en dépend, Le Fleuve aux grandes eaux inflige à ses images superbes, portées par le grandiose du sujet, un texte omniprésent et ultraredondant. Très bavard aussi, mais utilement cette fois, Pearl’s Diner de Lynn Smith donne à entendre les discussions de camionneurs au sujet de la vie sentimentale de l’un d’eux, sur des gros plans de visages composés à partir de collages hétérogènes.
Sans aucun dialogue au contraire, L’Ours renifleur narre les déboires d’un ours polaire “ accro ” à l’essence. Un hibou et un phoque vont le faire cesser de sniffer son jerrican. La technique employée — des papiers découpés évoluant dans l’espace par la grâce de l’animation 3D — et un sens aigu de la lumière font de ce nouvel opus de Co Hoedeman un délice. Plus trivial, No Problem de Craig Welch met un vieux célibataire aux prises avec les deux extrêmes indisciplinés de sa personnalité — un pervers impulsif et un homme du monde raffiné. L’absence de dialogue laisse ici libre cours à une très suggestive pantomime dessinée.

États-Unis : 3D, quatre animaux, une mouche et… Poe
C’est aux États-Unis qu’échut la mention spéciale pour les images de synthèse, attribuée à Gas Planet d’Eric Darnell, qui sut enfin dépasser la simple démonstration des capacités de l’ordinateur pour offrir un véritable univers et un propos distrayant : des bestioles aux yeux globuleux, plutôt amorphes, inhalent à l’aide de leur trompe des bulles de gaz qui s’échappent du sol et dont les effets sont variés. Quoique un peu pétomane, ce court sujet n’est jamais vulgaire mais toujours drôle. Monty de Michael Sporn est un conte dont le charme emporte l’adhésion : chaque jour pour aller à l’école le canard, le lapin et la grenouille traversent la rivière sur le dos du crocodile Monty. Las des critiques de ses passagers, ce dernier décide de prendre des vacances. Les trois amis cherchent en vain des solutions, jusqu’au retour de Monty, dont ils savent désormais apprécier les services. Le style naïf d’illustration pour enfants dissimule un humour malicieux qui donne plus d’ampleur au propos. Moins convaincants sont les dessins sur papier de Wormholes de Stephen Hillenburg, qui donne à voir le monde déformé à travers l’œil d’une mouche et d’obsédantes formules mathématiques, et Mummer d’Alexander Sokoloff, adaptation par diverses techniques du Masque de la mort rouge de Poe.

Russie : cinq scies et un dragon
Adaptation littéraire également que The Dream of A Ridiculous Man d’Alexander Petrov d’après Dostoïevski, Premier Prix du court métrage ex-æquo avec The Sandman. Si la virtuosité graphique de la peinture sur verre ne laisse pas d’évoquer une certaine peinture académique russe (celle de la désastreuse réforme pétrovienne), le propos optimiste de cette nouvelle — le rêve d’un homme qui a décidé de se suicider le fait changer d’avis — s’écarte des désespoirs et angoisses soviétiques, dont il reste des traces dans Hypnerotomahia d’Andreï Svislotsky, qui enchevêtre plusieurs rêves (d’un homme, d’une femme et d’un chien) où des loups-garous traversent des décors à la Folon rendus oppressants par d’hideuses teintes rouges et vertes et la laideur d’une musique obsessionnelle. Le nom du réalisateur sert curieusement de titre au nouveau film d’Igor Kovaliov, Andreï Svislotsky. L’image grise, un peu floue et tremblotante qui agaçait déjà dans Sa femme la poule sert ici encore de matière à une amphigourique vision de la banalité quotidienne.
Ni Sergueï Ainutdinov dans Aoutizme, ni l’Ouzbek Vladislav Fesenko dans I Go Seek ne parviennent vraiment à exprimer l’isolement d’enfants (dans l’autisme, dans le jeu), tandis qu’avec The Song of Wolfgang The Intrepid, The Glorious Destroyer of Dragons, Mikhail Tumelya joue dans la sélection russe le rôle de bouffon qu’endossait si bien Garry Bardin en 1991. Dans des décors soignés, ce Biélorusse élève de Norstein et Nazarov fait évoluer des personnages plus proches d’un Bozzetto. Wolfgang va affronter un grand dragon ; celui-ci, ne daignant pas se réveiller en dépit des injonctions impatientes du preux chevalier, finit par éternuer, carbonisant du même coup le héros.

Europe de l’Est : cinq pays troublés
Si cette dix-neuvième édition des JICA était la première occasion pour les Russes de montrer à Annecy leurs productions d’après le communisme, les anciens “ satellites ” renouvelaient pour leur part leur bail de liberté. Le Hongrois Géza Tóth célèbre cette libération dans son film de fin d’études, A patkányfogó (Le Charmeur de rats), adaptation de l’histoire du joueur de flûte de Hamelin. Né en 1970, Tóth témoigne d’une parfaite maîtrise de l’animation de cellulos : il parvient ici à donner l’illusion de gravures sur bois découpées et animées, technique très appropriée à l’illustration d’un conte. L’Estonien Priit Pärn semble traduire dans Hotel E la perplexité des Baltes devant leur situation géopolitique (entre deux mondes, à la fois courtisés par les pays scandinaves et délaissés par l’Occident, liés aux Russes par un passé dont ils veulent se couper…). Si l’on peut appeler “ histoire ” ce patchwork d’impressions utilisant quantité de techniques d’animation (peinture à gros coups de pinceau, effets pastels post-punks dignes du groupe Bazooka, ralentis…), son histoire est celle d’un individu qui vit entre légende et réalité, entre Est et Ouest, entre sa maison et l’hôtel, et qui a bien du mal à passer la frontière entre deux systèmes.
Construit en trois parties (Breakfast, Lunch, Dinner), la coproduction tchéco-britannique de Jan Svankmajer, Jidlo (Food), est une protestation contre la faim et le gaspillage et, au-delà, contre certains fonctionnements politiques et sociaux, qui manque de concision. Au petit déjeuner, un homme se sert auprès d’un distributeur de nourriture humain, avant de devenir à son tour passe-plats. Au déjeuner, les clients d’un restaurant, ne parvenant pas à être servis, mangent tout ce qui se trouve à leur portée : le bouquet de fleurs, leur mouchoir, leurs chaussures et tous leurs vêtements, la nappe et pour finir la table elle-même. Au dîner, avec force condiments et sauces, un homme mange son bras, un sportif sa jambe, une femme ses seins, un homme nu son sexe. Toute la cruauté délirante de Svankmajer caractérise ce film de pixillation et pâte à modeler, sans pourtant renouveler les trouvailles des Possibilités du dialogue (il y parvenait mieux il y a deux ans avec La Mort du stalinisme en Bohème).
Le dernier festival du film d’animation de Zagreb se déroulait dans une Croatie en situation de guerre. Dessiné d’un trait simple et efficace, I Love You, Too de Josko Marusic témoigne en une minute de l’absurdité de ce conflit. Un vieux couple est confortablement installé dans son salon ; chaque fois que l’homme ouvre la bouche pour s’adresser à sa femme, une partie de la pièce vole en morceau dans une formidable explosion, jusqu’à ce qu’il parvienne à prononcer “ I love you ”, à quoi elle répond “ I love you too. ” Mais il ne reste plus que ruines autour d’eux.
Prometheus du Hongrois Marcell Jankovics est une parabole sur la flamme qui anime nos vies et que nous portons en nous ; l’homme qui court vieillit à mesure que sa torche se consume, et meurt dans l’obscurité. Dans We Are Men, l’Ukrainien Mikhail Titov adapte Othello en “ pièces détachées ” (un nez, un œil, une oreille, une bouche) avec un résultat vulgaire et repoussant.

Quatre parfums exotiques… inodores
C’est assez curieusement une esthétique “ pays de l’Est ” que développe, au fusain sur papier, le Sud-Africain William Kentridge dans Sobriety, Obesity And Growing Old, peu convaincant car aussi charbonneux narrativement que graphiquement. Shelf Life de l’Australien Andrew Horne brosse le portrait d’un petit épicier qui se plaint de ne plus faire d’affaires, alors que ce qu’il nous montre de son magasin (dont la date limite est sans doute dépassée) est plutôt décourageant. La question principale posée par ce film est pourquoi recourir à l’animation de marionnette quand on se contente de filmer un personnage inexpressif en plan américain pendant quinze minutes ? The Nightwatchman, premier film du Néo-Zélandais Joe Wylie, met un personnage aux allures de cucurbitacé inesthétique (et très éloigné du burlesque Concombre masqué de Mandryka) aux prises avec des insectes géants dans l’usine d’insecticide où il est veilleur de nuit. Avec un dessin d’une rare pauvreté et un sujet sans aucune originalité, ce film est la plus grande énigme de la sélection, tandis que le choix du maladroit In Quest Of Magic de Yu-Sung Feng s’explique simplement par sa projection dans le programme pour enfants, où la morale édifiante de ce conte chinois faisait bonne figure.

France : un vétéran, deux débutants, quelques bidouillages…
Pièces détachées encore, les doigts, mains et bras qui font l’essentiel des constructions biolabyrinthiques censées traduire les circonvolutions d’une mémoire au travail dans Ex memoriam de Bériou, bidouillage à l’ordinateur 2D et 3D à partir d’images vidéo et de polaroïds. Gageons que ce film ne restera pas gravé dans les mémoires…
Le vétéran de l’animation expérimentale Piotr Kamler livre dans Une mission éphémère une animation de volumes géométriques (dans une espèce de bol, des cubes se transforment en un extra-terrestre “ à la recherche de l’âme du monde géométrique ”) qui distille quelque peu l’ennui. Très divertissant au contraire, Le Wall de Jean-Loup Felicioli met en scène deux personnages de pâte à modeler qui érigent un mur pour faire obstacle à leur mutuelle agressivité. Parfaitement animés sur fond blanc, leurs mouvements sont soulignés par des codes graphiques empruntés à la bande dessinée et peints sur une paroi de verre placée devant eux. La musique de Serge Besset renforce efficacement le comique.
L’amour est un poisson pourrait être le curriculum vitae imaginé par le débutant qu’est son auteur Eric Vaschetti, tant celui-ci semble s’évertuer à dresser un catalogue de techniques et de styles pour raconter cette histoire d’une femme qui tente d’échapper à la présence permanente d’un poisson incongru à ses côtés. Autre première œuvre, I Love You My Cerise de Valérie Carmona, produit par Jean-François Laguionie, est aussi homogène qu’agréable à regarder — c’est-à-dire peu.
Plus confus que réellement inesthétique (quelques beaux essais de calligraphie figurative), Etude n° 11, opus 25 d’Agnès et Jean-Loup Chirol est un bien mauvais traitement infligé à Chopin au nom de “ l’amitié franco-polonaise ”. Beaucoup plus beau, Le Criminel de Gian Luigi Toccafondo raconte en dessins sur papier la cavale du criminel à travers la ville. Cette superbe mise en couleurs d’une ambiance sortie tout droit de M le maudit confirme l’admiration suscitée en 1991 par La pista.

Europe : la Nippo-Italienne, le Roumano-Danois et les autres
D’un style proche de celui du Criminel, la peinture animée sur cellulos de La Course à l’abîme du Suisse Georges Schwizgebel est superbe. L’histoire de l’animation suisse, de 1920 à nos jours, était résumée dans Alchemia, un montage de vingt-six minutes issu d’une série de douze moyens métrages (sous le titre générique Le Film du cinéma suisse) supervisés par Freddy Buache pour fêter le sept centième anniversaire de la Confédération helvétique. La réalisation de ce patchwork du cinéma d’animation suisse depuis Julius Pinschewer a été confiée à Ernest Ansorge, l’un de ses créateurs, qui n’a pas oublié de se gâter copieusement.
L’Italie était représentée par Stagioni senza parole de Yusaki Fusako, qui transforme et fait s’enchaîner, par associations d’images et d’idées, des feuilles, fleurs, arbres et animaux de pâte à modeler, bien moins convaincant que Trailer de Guido Manuli, qui repose sur le postulat (proche de la réalité) que les animateurs européens, faute d’argent, ne peuvent réaliser que la bande-annonce de leurs films. Trailer est censé faire la promotion du film (imaginaire, donc) intitulé Hotel, dont l’aperçu qui nous est donné ne nous fait ressentir aucune frustration : cette histoire de morve géante ne trouve sa justification que dans la chute ambiguë, quand Mickey vient offrir à l’animateur qui présente les bandes-annonces… une entrée à EuroDisney ! A l’humour de cet ancien collaborateur de Bozzetto, on pourra préférer le grotesque sombre développé par le Belge Bruno Wouters dans The End Again. La première réalisation, assez réussie, de ce collaborateur de Picha est l’histoire d’un vieil homme las de vivre dans la grisaille, au milieu de gens indifférents. Lorsqu’il se jette à l’eau pour mettre fin à cette morne existence, la foule plonge avec lui… Autre révélation, le nonsense surréaliste de Semper idem, premier film de l’Allemand Joachim Bode, carnet de croquis (dessin sur papier) décousu, d’inspiration proche des Toup-Toup et autres Journal intime de Dragic, et au style graphique hésitant entre le Segar d’avant Popeye (celui du Thimble Theater) et le trait si particulier du maître néerlandais Paul Driessen. Lequel provoqua encore une fois l’hilarité (mais ne reçut aucun prix) avec la logique implacable d’un monde absurde : The Water People est en effet la truculente description d’un village entouré d’une digue retenant l’eau à l’intérieur, et où chacun vit imperturbablement sous l’eau, ce qui implique des situations comiques lorsqu’il s’agit de faire griller des toasts, d’étendre le linge à sécher, de servir une tasse de thé… A l’extérieur, dans un désert aride, d’autres gens vivent avec le sable comme avec l’eau (plongeant dans une piscine de sable, prenant une douche de sable…), tandis que Noë attend que l’eau veuille bien mettre son arche à flot.
Installé depuis 1985 au Danemark, le Roumain Mihail Badica adapte un conte d’Andersen, Le Briquet magique, dans la plus pure tradition des marionnettes des pays de l’Est. Fyrtøjet est ainsi le produit — un peu longuet cependant — d’un enrichissant mélange de cultures. Dans Manansiktet, les Suédois Anna Höglund et Nils Claesson livrent sans grande originalité de trait la tragique histoire de Face de lune, victime d’un voisin envieux et malveillant, dont le rire obsédant horripilera tout spectateur.
On retiendra de Cerise, première œuvre d’Eva Visnyei (Belgique), que parmi les nombreux collages qui la constituent, apparaît un élément découpé dans une notice de vidéocassette. Récurrence symptomatique (déjà aperçue dans Jidlo de Svankmajer) sans doute de l’évolution des techniques, certainement de la situation de la diffusion du cinéma d’animation : jamais (ou presque) projetés en salle, les films circulent sur les magnétoscopes des professionnels, avant d’être, avec un peu de chance, diffusés sur le petit écran*. Annecy demeure une des rares oasis privilégiées où l’on peut voir ces œuvres dans des conditions décentes, et l’on se plaît à imaginer un tel rendez-vous chaque année.

Gilles Ciment
(compte-rendu
publié
dans
Positif n°398,
avril 1994
)

* Soulignons toutefois le fossé qui semble toujours davantage séparer deux mondes : celui de la création, rassemblé pendant le FIFA au centre culturel Bonlieu, où l’on applaudit Jan Svankmajer, Mark Baker ou Frédéric Back, et celui du commerce, réuni pendant le MIFA à l’Impérial Palace, où l’on s’échange des 26x26 ou des 52x6 (comprenez des séries de vingt-six épisodes de vingt-six minutes ou de cinquante-deux épisodes de six minutes) destinés à occuper des temps d’antenne pour jeunes publics. Symptomatique encore d’un état d’esprit, le catalogue promotionnel de trente-deux pages réalisé par France Télévision et estampillé “ Annecy 93 ” ne mentionne aucun nom d’auteur !