Portrait
d'un cochon volant
Entretien avec Hayao Miyazaki
Vous
êtes l'auteur de bandes dessinées et de films d'animation.
Quel est pour vous le rapport entre ces deux formes d'expression ?
Je dois d'abord dire que je n'ai fait de bandes dessinées qu'accidentellement.
Les "mangas" - la bande dessinée japonaise - et les films
d'animation sont considérés comme frères, alors qu'ils
sont profondément différents. Pour moi, faire du cinéma,
c'est créer l'espace et le temps. J'ai fait une bande dessinée
de "Nausicaä de la vallée du vent" parce que je
n'avais pas de travail au cinéma ! Et ensuite on m'a proposé
de réaliser des films d'animation.
Vous avez d'abord étudié
l'économie. Comment êtes-vous passé à cette
autre activité ?
J'étais un très mauvais étudiant en économie
car je consacrais tout mon temps au dessin depuis l'âge de dix-huit
ans. Mais c'est dès le lycée que je voulais faire de l'animation,
sans pourtant savoir bien dessiner. Je ne voulais pas aller à l'école
des Beaux-Arts pour apprendre la technique car je n'aimais pas étudier.
En revanche j'ai choisi la faculté d'économie parce que
c'était le seul département de l'université où
l'on n'avait pas besoin de beaucoup travailler ! Cela me permettait d'avoir
quatre ans de liberté avec un minimum d'études, et beaucoup
de temps pour la création.
Vous
n'aviez pas l'intention de travailler dans l'industrie aéronautique
comme votre père ?
Pendant la seconde guerre mondiale, mon père a travaillé
dans une usine d'avions et je n'ai jamais eu l'intention de continuer
dans la mécanique comme lui. C'était très utile pendant
la guerre, mais ensuite l'avion militaire au japon n'existait plus. Et
l'aluminium a servi à faire des cuillères et des fourchettes,
puis ma famille a travaillé dans cette industrie. Enfant, je détestais
l'idée que la famille de mon père aille gagner de l'argent
pour faire la guerre. L'usine de "Porco Rosso" n'a rien à
voir avec l'usine de mon père, sauf qu'elle est artisanale comme
elle, alors qu'aujourd'hui tout est conçu par ordinateur.
Quand vous êtes rentré
à la compagnie Tôei en 1963, quelle a été votre
première activité ?
A l'époque, j'étais fermement décidé à
créer des films d'animation, mais je me suis rendu compte que je
n'en avais pas la capacité. Alors j'ai commencé à
dessiner, à être intervalliste. J'ai fait une période
d'essai pendant trois mois, et j'ai cru qu'ensuite je pourrais être
animateur. Mais j'ai eu conscience que c'était très compliqué.
C'est ce que je pense toujours d'ailleurs ! Après un an à
la Tôei, j'ai vu un long métrage soviétique. La
Reine des neiges, lors d'une séance organisée par les
syndicats du studio, et le film m'a fortement impressionné et confirmé
dans ma vocation.
Combien de personnes travaillaient au
département animation de la Tôei ?
Trois cent cinquante environ. Nous étions quatre vingt dix intervallistes.
Les années Soixante, c'est l'époque où la Tôei
a commencé à produire des séries télévisées.
Ils ont très rapidement changé d'orientation et leur fonctionnement
a aussi évolué. Au bout de quelques années, nous
étions cinq cents, le travail s'est intensifié, le produit
est devenu plus standardisé et je savais que dans ces conditions,
je ne pourrais jamais travailler sur un film comme La Reine des neiges.
Les demandes de la télévision étaient très
fortes, on se sentait pressé par le temps, et cela diminuait l'ambition
artistique. Le travail était très hiérarchisé
et les équipes changeaient souvent. Quand j'ai créé
avec des collaborateurs la série Heidi, en 1974, nous
nous sommes rendu compte que pour créer le concept et le dessin
d'une série, il fallait un pouvoir autoritaire de trois personnes.
Quel est le premier film d'animation
où vous avez eu le sentiment d'un accomplissement ?
Ce fut avec Conan, le fils du futur une série de vingt-six
épisodes, en 1978.
Que
signifie le titre japonais de Porco
Rosso, Kurenai no Buta ?
Tout
simplement le cochon rouge ! Kurenai veut dire rouge vif
car le rouge simple se dit Aka. Kurenai suggère
la couleur rouge du crépuscule. Et Buta, c'est le cochon.
On
pense, en voyant votre film, aux "sept samouraïs" qui,
la guerre terminée, travaillent comme mercenaires.
Vous
avez raison d'un certain point d evue, mais les sept samouraïs continuent
à se battre pour défendre les autres. Ce n'est pas exactement
le cas dans Porco Rosso.
Comment
vous est venue l'idée d'un cochon comme personnage central ?
Pour
les Japonais, le cochon est un animal pour lequel on a de l'affection,
mais qu'on ne respecte pas.Pour moi, c'est un animal avare, capricieux,
et qui n'est pas sociable. C'est quelqu'un qui ne suit pas de régime,
qui fume et qui n'en fait qu'à sa tête. En termes bouddhistes,
il a tous les défauts de l'être humain : il est égoïste,
fait tout ce qu'il ne faut pas faire, jouit de sa liberté. Il nous
ressemble beaucoup ! Quand on est jeune, on est plein d'espoir et
l'on pense que l'on sera un héros. Avec l'âge, on se rend
compte que l'on n'a pas accompli ce but à cause de l'orgueil, des
caprices, des désirs, du goût de la possession. A l'âge
mûr, la femme japonaise demande à l'homme si son travail
est plus important qu'elle. Et le Japonais lui répond que, si on
lui enlève son travail, il n'est plus rien. Le cochon qui ne vole
pas devient un cochon ordinaire ! Je dois ajouter que j'aime bien
dessiner les cochons.
Pourquoi
avez-vous choisi de situer l'action en Europe, et particulièrement
en Italie ?
C'est
essentiellement parce que l'hydro-aviation pendant la Première
Guerre mondiale n'a été utilisée que sur l'Adriatique.
L'action se déroule sur la côte croate qui faisait partie
de l'Empire austro-hongrois. La première fois que j'ai vu un hydravion,
à l'âge de onze ans, j'ai été très impressionné.
Je le voulais donc pour mon film et il a également l'attrait des
choses disparues. L'origine de cette histoire vient de bandes dessinées
que j'avais faites pour mon plaisir et publiées dans de petites
revues spécialisées. Depuis la sortie de Nausicaä
en 1984, puis de Mon Voisin Totoro en 1988, on m'a collé
l'étiquette d'écologiste. Or je ne le suis pas du tout.
Je gaspille beaucoup de papier, je bois du café ! C'est pour
cela que j'ai réalisé Porco Rosso. J'ai choisi
l'Italie parce que c'est un pays qui n'est pas fait pour la guerre !
De plus, l'hydro-aviation italienne dans les années vingt était
vraiment belle. Ils avaient un génie pour cela. Mais lorsque Mussolini
a commencé à faire la guerre, ce génie a disparu.
Pourquoi
chante-t-on Le
Temps des cerises ?
Parce
que le socialisme a échoué. Cela reflète mon amertume.
Pour moi, la chute de la Commune a été à l'origine
du bolchevisme. Elle a donné la leçon d'un grand sacrifice.
Quand j'étais jeune, je voulais être communiste et j'aimais
beaucoup cette chanson. Je n'ai pas pu sauter le pas car j'étais
en désaccord avec les régimes soviétique et chinois.
Leur conception du communisme me paraissait fausse. Je me suis rendu compte
que l'être humain ne pouvait pas être assez intelligent pour
accomplir les idées de Marx. Quand j'ai réalisé Porco
Rosso, cela m'a fait beaucoup de peine, c'était très
dur pour moi. Quand j'ai eu cette idée de film, je pensais qu'il
n'y aurait plus de guerre sur l'Adriatique et j'ai prié pour que
tous me spersonnages, Marco, Fio, Gina, vivent dans la paix. Or il y a
eu, depuis, les conflits en Yougoslavie. Si Fio avait été
dans la guerre civile espagnole, elle serait devenue royaliste, et je
me demande ce que Marco en penserait. Je me demande aussi ce qu'il aurait
pensé de l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale.
Avez-vous
été influencé par les films américains d'aviation,
les exploits du Baron rouge, etc. ?
Pas
du tout. Je n'y ai jamais pensé. Mais, depuis mon enfance, ma tête
est pleine de ces batailles aériennes.
Est-ce
que les arrière-plans sont également dessinés à
la main ?
Tout
est dessiné à la main ! Je n'ai jamais utilisé
l'ordinateur. Deux cent cinquante personnes ont travaillé sur le
film, dont quatre-vingt-dix font partie en permanence de mon studio, Ghibli.
Au départ, je voulais faire un moyen métrage de quarante-cinq
minutes, et finalement ce fut le double. La fabrication a duré
onze mois. A l'origine, cela devait être une entreprise plus légère
afin de détendre mon équipe qui avait beaucoup travaillé
sur un film très lourd, Only Yesterday, de mon partenaire
Isao Takahata. Mais, peu à peu,, les événements du
monde, en particulier la guerre entre les Serbes, les Croates et les Bosniaques,
et la chute du communisme en Europe de l'Est m'ont empêché
de m'en tenir à un divertissement léger, et il m'a fallu
faire un vrai film de long métrage.
Une
telle mobilisation de gens, d'argent et de temps pour un long métrage
d'animation doit être assez exceptionnelle au Japon ?
C'est
effectivement assez rare. Et j'ai été surpris du succès :
trois millions et demin d'entrées, le plus gros succès de
l'année au Japon, avant même Basic Instinct !
C'est très difficile de comprendre un tel engouement.
Avez-vous choisi une esthétique
hyperréaliste parce qu'elle vous paraissait mieux à même
de communiquer avec le public ?
Avec les techniques dont nous disposons aujourd'hui, il est possible de
tout faire. En tant qu'auteur de films d'animation, j'admire beaucoup
des gens comme Youri Norstein ou Frédéric Back, mais je
ne peux pas adopter la même conduite qu'eux car, commercialement,
cela serait impossible. Je suis condamné au succès : je
dois compter sur mes seules ressources, et je n'ai pas comme eux, l'aide
du gouvernement. Par ailleurs, j'aime créer l'espace, et celui
qui me plaît le plus, c'est l'espace réel. D'où mon
style réaliste. Je dis toujours à mon équipe de bien
observer la réalité qui les entoure, le climat, les saisons.
Pourquoi dans tous vos films, vous réfugiez-vous
dans le passé, l'imaginaire ou l'intemporalité ?
Pour moi, le futur, le passé ou le présent c'est la même
chose. Mais je dois avouer que j'ai de très beaux souvenirs d'enfance.
Aujourd'hui l'architecture et les voitures manquent de caractère.
Et je n'ai pas envie de peindre un monde qui ne m'inspire pas. Je ne peux
pas délivrer un message d'espoir en montrant, par exemple, le Tokyo
d'aujourd'hui. Ce serait un mensonge. Si vous cherchez l'espoir, il faut
aller ailleurs.
Dans
Mon Voisin Totoro, ce qui émerveille les enfants - les
petites bêtes noires ou un grand monstre qui rugit très fort
- devrait a priori leur faire peur. Voulez-vous dire que l'on
peut retourner les choses, que l'effroi peut cacher quelque chose de bienveillant ?
Le mignon, le joli, les nounours sont l'idée que se font les adultes
de l'imaginaire des enfants, de ce qui leur fait plaisir. Mais ce qui
attire souvent les enfants, c'est la monstruosité. Je mense que
la richesse et la profondeur du monde n'offrent pas toujours des traits
positifs. Par exemple : les ténèbres de la nuit créaient
l'effroi. Alors on a inventé la lumière. Mais en faisant
cela, on a oublié quelque chose d'essentiel. Vivre avec l'idée
des ténèbres rendait peut-être l'homme davantage maître
de son environnement. Tout éclaircir n'est pas toujours positif.
Pour aider à faire grandir les enfants, il est nécessaire
de les confronter aux ténèbres qui, pour les adultes, peuvent
paraître essentiellement mauvaises.
Ce
qui est étonnant dans votre dessin, c'est en particulier la manière
dont vous représentez les émotions des enfants? Comment
arrivez-vous à ce résultat ?
D'abord, j'observe les êtres humains car je les aime bien. J'enregistre
dans ma tête tout ce que j'ai remarqué, et ensuite, avec
les souvenirs de ce que j'ai vu, je dessine.
Dans Mon Voisin
Totoro, la vieille voisine, comme les enfants, a
vu les Totoros et elle s'en souvient. Voulez-vous dire aux Japonais qu'ils
doivent vivre avec le passé et cultiver la mémoire ?
Oui. Mais en même temps je voulais que les enfants prennent d el'intérêt
pour les petites choses. Les enfants japonais, avec les progrès
de la technique, finissent par oublier les détails de la vie. Avec
Mon Voisin Totoro, je voulais décrire la nature japonaise.
Elle a été en partie détruite, mais elle existe encore,
et je voulais montrer cela. J'ai fait beaucoup de films qui se passent
à l'étranger ; je voulais revenir à mon pays
natal, montrer la beauté sauvage de la nature japonaise. Ce fut
ma motivation première.
Propos
recueillis à Annecy
par Gilles et Michel Ciment
le 4 juin 1993
et publiés
dans Positif
n°412
juin 1995
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