Né
un 13 juillet
Entretien avec René Laloux
Je
vous ai entendu vous définir comme très paresseux. Faisons
semblant de vous croire : est-ce parce que le lendemain même
de votre naissance était déjà férié ?
Peut-être...
En tout cas, ma mère me disait que son accouchement avait été
long et douloureux. Est-ce pour cela que j'ai choisi de travailler dans
l'animation, où les choses se font si lentement et si péniblement ?
Sans
remonter si loin peut-être, de quand datent les premiers indices
de votre future carrière de cinéaste d'animation ?
C'est
toujours difficile à dire. Je me souviens que vers quatre ans,
mes parents m'ont emmené au cinéma voir un film fantastique
qui m'a ensuite donné de nombreux cauchemars. Il y avait un homme
qui se transformait en monstre, et je garde encore en mémoire l'image
d'une main, en gros plan, qui se couvrait de poils. Etait-ce le Dr
Jekill et Mr Hyde de Mamoulian ? Je ne sais pas (je n'ai pas
revu le film depuis). A la même époque, je me suis rendu
compte que j'adorais illustrer mes cahiers. A sept ans, j'avais le droit
d'aller seul au cinéma, et j'en profitais pour " apprendre "
à fumer Je choisissais mes films (des comédies musicales
notamment), et ils étaient moins perturbants que ceux qui intéressaient
mes parents.
Je me suis donc découvert très jeune deux curiosités
(si l'on excepte le tabac) : le cinéma et le dessin. J'ai
consommé des bandes dessinées entre cinq et dix ans (Mickey,
Guy l'Éclair…). A partir de dix ans j'ai commencé
à lire des romans (Dumas, Zevaco…) -- c'est pourquoi les
adultes qui lisent des bandes dessinées me surprennent toujours
un peu : j'y vois, malgré moi, une espèce de régression.
A treize ans et demi, j'ai quitté l'école pour apprendre
le métier de sculpteur sur bois, chez un oncle qui faisait des
reproductions de Christs et de Vierges gothiques. Parallèlement,
le soir, je suivais des cours de dessin dans une école de la Ville
de Paris (place des Vosges, à côté de la maison de
Victor Hugo), où j'étudiais l'antique, les Grecs, Michel-Ange
et le nu d'après modèles vivants. Je lisais beaucoup, fréquentais
les ciné-clubs, la Cinémathèque. J'allais voir les
nouveaux spectacles au théâtre, les exposition, le Louvre.
Bref, j'étais un adolescent très actif -- mais comment savoir
ce qui a été déterminant dans toute cette agitation ?
Après
le tabac, c'est un autre lien avec la médecine qui vous guidera
vers le cinéma…
Oui.
En 1956 (j'avais vingt-sept ans), une amie psychiatre m'a dit que la clinique
de Cour-Cheverny avait besoin, pendant les mois de juillet et août,
d'un moniteur pour s'occuper d'activités artistiques avec les malades.
J'ai rencontré Jean Oury qui dirigeait la clinique, où travaillait
également Félix Guattari qui suivait (entre autres) le système
ergothérapique et les relations entre le personnel soignant et
les malades. J'ai fait des débuts qui semblaient rassurants et
je suis resté quatre ans.
Je dirigeais un atelier de peinture, et avec les malades, montais des
spectacles de marionnettes et d'ombres chinoises. Un jour, avec le cinéaste
Jacques Brissot, nous avons filmé (en 16 mm noir et blanc) un de
ces spectacles d'ombres chinoises, manipulé " en direct "
par les malades. Un ami a vendu cet essai à Frédéric
Rossif pour son émission sur le cinéma qui passait à
l'époque à vingt heures trente. J'ai harcelé cet
homme charmant pour qu'il m'aide à monter un autre film, un " vrai ",
en animation, 35 mm et couleurs. Grâce à ma rencontre avec
les producteurs Samy Halfon et André Valio, à La Borde,
nous nous sommes lancés dans l'aventure.
Pouvez-vous nous parler de ce premier film, Les Dents
du singe, réalisé dans des conditions déjà
proches d'une réalisation " classique " de film d'animation ?
Pour
trouver le sujet, nous avons travaillé en improvisation collective,
méthode inspirée -- je crois -- d'un test de Jung :
vous réunissez plusieurs personnes et vous leur demandez de dire
un mot (celui qui vient, comme ça, en premier), vous notez les
mots obtenus et les relisez, dans l'ordre, pour tout le monde, puis vous
faites un second tour en demandant cette fois-ci à chacun, non
pas un mot, mais une phrase. Vous tournez autant de fois qu'il est nécessaire
pour avancer dans l'élaboration d'une histoire intéressante.
Avec Félix Guattari, nous avons procédé ainsi avec
un groupe d'une quinzaine de malades et nous avons eu de la chance, car
dès le second tour (la phrase), un " joueur " nous a
livré le résumé du film : " C'est l'histoire
d'un pauvre qui a mal aux dents et va chez le dentiste, mais il ignore
que celui-ci vole les dents des pauvres pour les vendre aux riches. "
J'aime beaucoup ce film avec sa narration fantasmatique et surréalisante,
son côté " cadavre exquis ". C'est d'ailleurs avec
ce travail que j'ai séduit Topor.
Comment
se passait la " direction graphique " de l'équipe ?
C'est
très simple : je faisais dessiner les malades qui passaient
par l'atelier peinture (du moins ceux qui en avaient envie) : " Il
y a ce personnage-là à faire… ". Certains
venaient une demie heure et trouvaient un personnage, d'autres plus longtemps,
tous les jours, sans rien faire. Un malade plus intéressé
et plus doué, s'est attaché au problème des décors,
et c'est lui qui en fin de compte a donné au film son unité
graphique.
La plupart des réalisateurs de films d'animation mettent
en scène leur propre graphisme. Vous apportez pour votre part l'animation
aux dessins des autres. Comment se passe ce type de collaboration ?
J'agis
d'abord comme un explorateur d'univers graphique, puis comme un coauteur
-- pour être certain de ce que je retrouverai au montage -- enfin
comme un chef d'orchestre qui cherche à transmettre à tous
les musiciens (pour nous l'équipe de fabrication) sa conception
de l'œuvre à jouer dans l'esprit, le style et le rythme souhaités.
Avec
Topor, la collaboration se situe surtout au niveau de la conception. Roland
est un auteur d'une richesse d'imagination tout à fait extraordinaire,
et quand il dessine par exemple, on prend tout ce qui vient. Le problème,
s'il y en a un, c'est, au stade de l'écriture, de choisir parmi
les idées qu'il offre, et de les canaliser, en fonction des impératifs
du récit cinématographique, vers ce que l'on estime être
un bon scénario. Un bon scénario étant, selon la
définition d'Hitchcock (et en la précisant), " une
élaboration de paroxysmes successifs " -- chacun découlant
du précédent -- à l'intérieur d'une lente,
linéaire et inexorable montée dramatique, dont le sommet
s'ouvre comme une trappe sur la chute de l'histoire.
Est-ce
la rencontre avec le graphisme que vous voulez suivre et conserver jusqu'au
bout qui a motivé le choix technique du papier découpé ?
Je
n'ai jamais aimé le travail sur cellulo : la couleur, avec
la gouache, y est terne et plate. L'aquarelle et l'encre de couleur me
conviennent mieux : il a dans leur pratique un besoin de conserver
la lumière du papier que je trouve très plaisant. Et puis,
de nombreux cinéastes d'animation, dont je fais partie, gardent
enfoui le désir de faire un jour de la peinture animée.
L'Europe d'après guerre était pauvre, mais tous les pays
ont généré, dans l'euphorie de la liberté,
leur école d'animation. C'est la technique du. papier découpé
qui a favorisé le renouveau de l'école française :
elle a permis de faire des films avec peu d'argent, mais en travaillant
sur des graphismes intéressants. Ce que l'on perdait en richesse
de mouvement, on le récupérait en originalité du
graphisme et en audace du scénario.
On touche là l'un des problèmes fondamentaux du cinéma
d'animation : pour bien bouger un graphisme doit être simple.
Si l'on s'oriente vers un graphisme plus sophistiqué, celui-ci
est difficile à animer. L'école américaine, dans
son approche réaliste, suit la pente la plus douce : elle
privilégie le mouvement. L'école française, plus
volontariste, fait le choix inverse.
Après Les Temps morts, film peu animé
avec un texte de Jacques Sternberg, vous réalisez avec Topor Les
Escargots dont le succès vous conduira, tous les deux,
au long métrage.
Avec
son budget particulièrement étriqué, Les Temps
morts, fantaisie anarchisante sur le thème de l'assassinat,
était une tentative maladroite de mettre en valeur les dessins
de Topor, et cette expérience décevante appelait un projet
plus élaboré, avec un scénario bien construit et
un emploi sans réserve de l'image par image.
Le papier découpé permettait à Topor de dessiner
lui-même tous les plans du film, et même si ce n'était
pas sans problème pour le mouvement (comment par exemple montrer
la mollesse du corps des gastéropodes avec des papiers découpés
dont la raideur est évidente ?), le sujet était assez
solide pour que le film, malgré la pauvreté des moyens techniques
et le dépouillement de l'animation, passe l'épreuve du public
(et du temps) avec succès.
C'est pendant la projection des rushs de ce film que nous avons
eu cette chance rare d'entendre notre producteur nous proposer de faire
un long métrage. On dit tout de suite oui dans ces cas-là…
puis on se demande ce que l'on va bien pouvoir faire. Et comme souvent,
on a beau défendre la politique des auteurs, lorsqu'on est au pied
du mur (et pressé), on se dit : " Quel roman allons-nous
adapter ? " (C'est ce qu'a fait Robert Desnos, qui en tant que
critique défendait le cinéma d'auteurs avec énergie,
mais qui, lorsqu'un producteur lui a proposé de faire un film,
est allé chercher les romans qu'il aimait -- Jules Verne en l'occurrence…).
Avec
Roland, nous avons d'abord pensé à Rabelais. Un Rabelais
non édulcoré et illustré par Topor, cela semble en
effet évident, mais comment le faire accepter par la production ?
Oms
en série nous plaisait beaucoup pour la dynamique de son histoire,
la richesse de la faune et la flore (l'auteur Topor ne pouvait qu'être
stimulé), et le côté swiftien du thème :c'est
donc cette œuvre que nous avons en fin de compte choisie. Même
s'il restait une interrogation sur l'avantage (ou l'inconvénient)
de traiter de la science-fiction en animation plutôt qu'avec des
acteurs en prise de vues réelles…
Le
film s'appellera La Planète sauvage et sera
une coproduction franco-tchèque.
En
pleine libéralisation du régime tchécoslovaque, avant
le printemps de Prague, des accords de coproduction avaient été
conclus entre le CNC et la direction du cinéma tchèque.
Prague
était aussi à l'époque, avec Zagreb, l'un des grands
centres européens de création de films d'animation.
J'ai
un avis plus réservé sur la question. S'il est vrai qu'il
y avait à Prague, en 1968, de nombreux artistes de talent et des
studios bien équipés, le contrôle des scénarii
par les " dramaturges ", ces censeurs idéologiques plutôt
conservateurs et timorés, n'a pas favorisé la production
d'œuvres inventives et audacieuses (Jiri Trnka y compris). Seul
émerge -- à mon avis -- Jan Svankmajer qui a travaillé
en dehors, ou malgré, le système.
C'est
néanmoins du savoir-faire technique des studios de Prague que vous
avez profité pour La Planète sauvage.
J'étais
privilégié par rapport à mes collègues tchèques :
le scénario accepté par la production française était
intouchable. A mon arrivée à Prague, la direction des studios
a mis à ma disposition un local, deux bancs-titres et, après
sélection, une équipe de vingt-cinq personnes. Ce qui est
peu lorsqu'il s'agit de faire quatre-vingts minutes d'image par image,
mais qui convient parfaitement si -- comme cela a été le
cas -- la production dure quatre ans. En animation, il vaut toujours mieux
jouer le temps contre l'importance de l'équipe.
Au départ, j'avais un problème : Roland ne pouvait
pas (évidemment) faire tous les dessins du film comme pour Les
Escargots, et il me fallait un " relais graphique " que
j'ai heureusement trouvé avec Josef Kabrt. C'est lui qui -- en
s'essayant sur les deux premiers gros plans du film avec la technique
du papier découpé en phases -- m'a amené,
tant j'étais séduit par le résultat, à adopter
cette solution. Choix qui a sans doute eu une part importante dans l'accueil
fait au film, mais que j'ai payé par une bataille incessante avec
la direction des studios : cela coûtait assurément plus
cher que ce qui avait été prévu au contrat.
…Tout
cela pendant plus de deux ans ! Comment fait-on pour garder la cohérence
du travail et la cohésion de l'équipe ?
Un
réalisateur c'est un patron? Un patron artistique, quelqu'un qui
s'efforce de faire partager, à l'enthousiasme, l'ambition de son
projet. Quand commence la fabrication du film, lui seul, sans doute, est
persuadé de l'intérêt de l'aventure et les autres
peuvent douter de ses capacités à la mener à bien,
surtout si c'est son premier film. Puis, petit à petit, l'équipe
prend confiance. L'un se rend compte qu'il a réalisé une
obtenu une animation superbe, l'autre un bon décor… Un jour,
en projection, l'équipe voit un plan qu'elle trouve magique. A
chacune de ces étapes, le réalisateur gagne un peu plus
l'estime de l'équipe, qui se dit qu'elle est peut-être en
train de faire quelque chose de formidable.
Vos
tracas avec les fonctionnaires tchèques ne vous ont pas empêché
de réaliser vos films suivants en Hongrie et en Corée du
Nord.
Pourquoi
va-t-on faire des films à l'étranger ? Un long métrage
d'animation coûte aujourd'hui en France de 45 à 60 millions
de francs. Aux États-Unis, au minimum 200 millions. A Pyongyang,
c'est 13 à 15 millions. Qu'en pense un producteur, à votre
avis ? C'est cela, l'économie actuelle : tout le monde
va où l'" esclave " est le moins cher. C'est monstrueux,
totalement immoral, mais c'est ce qu'on appelle l'économie de marché.
Et dans la mesure où il y a actuellement sur cette planète
trois milliards de pauvres (six ou sept dans une vingtaine d'années),
vous voyez que ça offre des possibilités…
Et
aujourd'hui, l'Union européenne permet-elle de se sortir de cette
situation ?
Oui,
si les chaînes paient plus cher les productions qu'elle commandent,
et si l'on regarde l'industrialisation de la profession ainsi que notre
potentiel de 220 millions de spectateurs.
Non, si c'est pour produire des séries de médiocre qualité
qui ne seront jamais compétitives sur le plan international. Avant
de faire l'Europe des industriels et des commerçants, il faudrait
peut-être faire l'Europe des artistes, qui sont les véritables
moteurs de toutes les formes de cinéma d'animation.
Au départ, quoi qu'on fasse, il y aura toujours les godasses de
Van Gogh !
Revenons
donc à l'art. Après avoir travaillé avec Topor, vous
vous êtes associé successivement à deux dessinateurs
venus de la bande dessinée : Mœbius et Caza.
Ce
n'est évidemment pas un hasard : dans la bande dessinée,
il y a de très bons dessinateurs…
Alors
vous en lisez…
Bien
sûr. J'aime par exemple beaucoup ce que fait Mœbius.
Comment
s'est passée votre collaboration avec lui ?
Pas
très bien. Il était végétalien, moi carnivore,
et tous les deux campant fermement sur nos positions… Plus sérieusement,
le style réaliste et remarquablement élaboré de Mœbius
aurait nécessité, pour Les Maîtres du temps,
un budget plus élevé que celui dont j'ai disposé.
Si je peux considérer que le scénario de ce film est excellent,
je ne peux pas en dire autant de toutes les séquences, pour le
dessin des personnages et l'animation.
Vous avez également travaillé avec Caza à un
moment où son graphisme connaissait une évolution.
Oui !
En 1973, Philippe faisait de la bande dessinée mais aussi des couvertures
de romans de science-fiction pour J'ai lu -- qui étaient plus travaillées,
plus modelées, je dirais plus " cinéma ". (Il
continue d'ailleurs avec brio ces deux activités). Ses premières
bandes dessinées, sur la banlieue, un peu influencées par
Edelman, me plaisaient moins. Je préférais le Caza illustrateur.
Quand j'ai fini La Planète, je lui ai écrit pour
lui dire que j'aimais son travail et désirais faire un film avec
lui. On a monté le projet de Gandahar, mais ça ne
s'est pas fait tout de suite, et j'ai d'abord tourné Les Maîtres
du temps.
Vous
avez réalisé Gandahar contre les hommes-machines
en Corée. Comment en êtes-vous venu à réaliser
parallèlement, dans le même studio et toujours avec Caza,
le court métrage Comment Wang Fô fut sauvé ?
Ce
court métrage est presque un paradoxe temporel. A treize ou quatorze
ans, j'avais lu ce conte japonais que nous avait restitué un Anglo-grec
vivant au Japon : Lafcadio Hearn (c'est peut-être ce conte
qui m'a donné envie de faire du cinéma d'animation…).
Bien plus tard, quand j'étais à Budapest pour Les Maîtres
du temps, ma logeuse avait dans sa bibliothèque la version
(plus tardive) de Marguerite Yourcenar, qui est un très beau texte,
en particulier pour le monologue de l'empereur. Or à l'époque
de Gandahar, je m'occupais également d'un magazine d'animation
pour Revcom Télévision : " De l'autre côté ",.
Nous avons produit vingt-cinq films de jeunes auteurs qui passaient en
fin de soirée sur FR3 et en Allemagne sur WDR, chaîne coproductrice.
C'est dans ce cadre, et à Pyongyang, que j'ai adapté Wang
Fô, tout en terminant Gandahar. Si bien que j'ai bénéficié
des deux meilleurs animateurs et du meilleur décorateur de l'équipe.
Je réunissais des atouts dont on dispose rarement dans le court
métrage. Le luxe, quoi !
Fondamentalement,
qu'est-ce qui distingue votre travail de la prise de vues réelles ?
Lorsque
nous prenons une photo (d'un être aimé par exemple), le modèle
n'existe plus dès que son image a été fixée
sur la pellicule : c'est un autre -- plus vieux de quelques centièmes
de secondes -- que nous avons devant nous.
Ainsi le temps est-il toujours en avance sur les voyageurs temporels que
nous sommes, et en déclenchant l'obturateur, nous rythmons le passage
de la personne aimée (et photographiée) dans un temps à
jamais perdu.
C'est le même processus pour la prise de vues cinématographiques
où les acteurs se déplacent dans le passé à
la vitesse de vingt-quatre images par seconde. Et même s'ils renaissent
grâce à la projection sur une toile blanche, ces comédiens,
reflets de nous-mêmes, viennent du passé. Le cinéma
de prise de vues réelles, cette forme narcissique du spectacle,
n'est en fait qu'une extraordinaire machine à mouliner le temps
pour en rejeter les morceaux dans le passé ; une machine à
la temporalité détraquée semblable à celle
que l'on trouve dans L'Invention de Morel de Casares dont se sont
inspirés Alain Robbe-Grillet et Alain Resnais pour leur film L'Année
dernière à Marienbad.
Forme plus condensée et plus inventive du spectacle cinématographique,
le cinéma d'animation joue différemment avec le temps. La
création image par image, dessin par dessin (1 440 par minute)
de ce qui va devenir à la projection un personnage en mouvement
est un acte créateur qui " devance l'existence ". La
magie consistant à extraire du néant, avec un crayon et
du papier, des dessins (fixes) qui, filmés les uns derrière
les autres, ne bougeront qu'au moment de la projection, fait qu'un animateur
ne peut vraiment contrôler la qualité de son travail que
lorsqu'il apparaît sur l'écran. L'art de l'animation, par
essence, se conjugue toujours au futur.
Parlons
justement de l'avenir. En 1991, membre du jury du festival d'Annecy, vous
avez couronné, dans la catégorie des longs métrages,
Robinson et Cie de Jacques Colombat, qui était
en concurrence, entre autres, avec Little Nemo de
William Hurtz, auquel Mœbius avait collaboré. Ces deux artistes
avec qui vous avez été lié ont en quelque sorte emprunté
les deux versants d'une même industrie, Colombat allant dans votre
direction, Mœbius travaillant avec les Japonais sur une grosse production…
Comment voyez-vous l'avenir du cinéma d'animation ?
En
1977, quand est sorti dans les salles le premier film de la saga de La
Guerre des étoiles, nous autres professionnels du cinéma
d'animation n'avons peut-être pas porté assez d'attention
à l'événement.
Car la prise de vues réelles faisait ainsi une entrée fracassante
dans le domaine du merveilleux en prenant la place que nous occupions
en exclusivité auparavant ; mais surtout le volume commençait
à se substituer au plat pour répondre au besoin d'imaginaire
qu'il y a en chaque spectateur.
Si nous nous penchons sur ce problème, nous découvrons que
Dark Cristal de Jim Henson, Qui a peur de Roger Rabbit de
Robert Zemeckis ou Marquis de Xhoneux et Topor vont dans la même
direction : celle d'un travail sur le fantastique et d'une rencontre
avec les spectateurs grâce à un univers en trois dimensions.
Parallèlement, à la télévision, ce sont les
" enfants " des marionnettistes Yves Joly et Georges Lafaye
(artistes dont on pouvait découvrir les œuvres dans les années
50 à " La Rose rouge " et à " La Fontaine
des quatre saisons ") qui ont conquis les faveurs du public. Je veux
parler des travaux de marionnettes " en direct " comme le Muppet
Show, Téléchat et les Guignols. Sans oublier,
en animation, la très jolie Cybill Shepperd traitée en pâte
à modeler par Will Winton pour la série Clair de lune,
les courts métrages de Nick Park, Insektors de Georges Lacroix
et de nombreux génériques générés par
l'ordinateur.
Nous sommes sans doute en train d'assister à la passation
des pouvoirs entre le plat (2D) et le volume (3D) avec comme perspective
l'avènement de l'image animée en relief.
Quel sera, alors, le rôle du " dessin qui bouge " dans
le spectacle ? Je l'ignore…
Propos
recueillis à Tübingen
par Gilles Ciment
le 16 juin 1994
et publiés
dans Positif
n°412
juin 1995
|