Profondeur
et simplicité
Entretien avec Michael Dudok de Wit
L’animation
a ceci de particulier qu’un auteur majeur peut, à l’âge
de cinquante ans, n’être l’auteur que de quatre courts
métrages (dont un film de fin d’études et un pilote
de série !). C’est le cas de Michael Dudok de Wit, couvert
de prix pour Le Moine et le Poisson (César,
Cartoon d’or, nommé aux Oscar) et Père et Fille
(Grand Prix d’Annecy, Oscar). Sa technique sans pareille est audacieuse,
consistant à tracer ses dessins au pinceau et à l’encre
de Chine directement sur les cellulos, lesquels sont ensuite positionnés
sur des décors aquarellés. Quant à ses histoires,
du moine poursuivant un poisson dans les réservoirs d’une
abbaye romane à l’amour perdu d’une petite fille qui
revient à vélo, toute sa vie durant, sur le lieu où
son père a disparu jusqu’à ce que sa propre mort lui
permette de le rejoindre, elles sont toujours empreintes d’une immense
sensibilité.
Quelle
fut votre formation ?
Je suis né et j’ai grandi aux Pays-Bas, puis je suis parti
étudier la gravure à Genève. Au bout d’un an,
j’ai su que je voulais faire du cinéma d’animation.
Il n’y avait à l’époque pas beaucoup de lieux
de formation : j’ai choisi Farnham, au sud de l’Angleterre.
Mon film de fin d’études a été montré
à Annecy à la fin des années 70. J’ai voulu
changer d’environnement et ai travaillé un an à Barcelone,
dans deux studios indépendants. De retour à Londres, j’ai
fait de l’animation pour la publicité, qui connaissait son
époque dorée, dans les années 80 : il y avait
beaucoup de liberté et de créativité. J’ai
réalisé plusieurs dizaines de spots, mais je n’ai
jamais réussi à faire aboutir mes projets personnels. Aussi
ai-je décidé de créer une série. Mon pilote
de 2 minutes 30, Tom Sweep (l’histoire d’un petit
balayeur de rue découragé par la pollution incessante),
a eu du succès mais pas suffisamment pour déboucher sur
une série. C’est alors que j’ai reçu une brochure
de Folimage qui invitait les réalisateurs à présenter
des story-boards. Le mien a été accepté et je suis
donc entré dans leur programme d’artistes en résidence
à Valence pour réaliser Le Moine et le Poisson.
Je me disais que si ce projet personnel – le premier à me
tenir vraiment à cœur – ne rencontrait pas du tout le
public, je serais bien obligé de constater que je n’étais
pas sur la bonne voie, et que je devrais changer de vocation, ou accepter
d’exécuter des travaux commerciaux pour le restant de mes
jours. Le succès du Moine et le Poisson m’a donc
donné confiance pour entreprendre le film suivant, Père
et Fille.
Comment est née l’idée
du Moine et le Poisson ?
J’aime
beaucoup le travail au pinceau, à l’encre de Chine ou à
l’aquarelle, et je me disais que ce serait un énorme plaisir
d’utiliser cette technique pour un dessin animé. D’une
image à l’autre, ce sont des sentiments et des émotions
qui s’expriment. Un moine essaye d’attraper un poisson et
leur affrontement ne fait que préparer le dénouement, où
la séparation devient union. J’aime les formes simples :
graphiquement, le moine est un simple triangle (lui donner des jambes
m’aurait déjà dérangé). J’ai une
passion pour l’architecture romane, dont la pureté m’attire
depuis qu’enfant je passais mes vacances dans un petit village suisse
pourvu d’une belle et très ancienne église romane.
Je me suis aussi inspiré des lignes de cette architecture pour
les mouvements dans le film. Quant au cadre du monastère, il se
prête évidemment bien au côté « spirituel »
du film.
On peut même y voir une inspiration orientale, renforcée
par le graphisme au pinceau…
Exactement : comme dans le côté le plus mystique de
la religion chrétienne, l’un des fondements de la philosophie
bouddhiste, et particulièrement le zen, c’est l’union
– cette séparation suivie par l’union dont je parlais,
et que l’on retrouve dans des millions d’histoires…
Il y a une dizaine d’années, je lisais beaucoup de livres
spirituels et philosophiques, parce que j’étais en recherche
– aujourd’hui je recommence à lire de la fiction et
de la poésie… Et bien sûr j’ai été
très inspiré par la recherche de la simplicité dans
les dessins, à la fois naïfs et très mûrs, des
moines chinois et japonais, même si je suis loin de maîtriser
leur technique. J’ai essayé d’adopter un graphisme
simple, et j’ai utilisé quelques détails de la vie
japonaise comme la forme d’un arc et des mouvements d’arts
martiaux.
Comment avez-vous vécu la résidence à Valence ?
J’adore la France, je suis donc arrivé heureux à Valence.
Les gens de Folimage sont des gens très sympathiques, qui ont un
réel amour pour la créativité. Je me sentais donc
vraiment à l’aise avec eux, d’autant plus que je suis
venu avec ma femme (qui est française) et nos jeunes enfants, et
cela a créé des liens sympathiques. Je devais rester six
mois, c’était juste trop court pour faire mon film. J’ai
donc travaillé comme un fou pour y arriver (en sept mois finalement),
ce qui m’a empêché un peu de profiter pleinement de
cette ambiance chaleureuse.
Comme Le Moine et le Poisson, Père et Fille décrit
de petites choses pour exprimer un sentiment très profond –
et plus grave dans ce deuxième film.
C’est
un peu différent. Avec Tom Sweep, je cherchais à
faire une série ; avec Le Moine et le Poisson, je me disais
que c’était une chance unique de faire une œuvre personnelle.
Un jour, au volant de ma voiture, alors que je me creusais la tête
pour résoudre un problème sur un autre projet, je me suis
demandé ce que j’aimerais le plus exprimer. Ma réponse
fut cette douleur très belle qu’est ce grand désir
silencieux et très profond qui peut vous travailler toute votre
vie. En anglais on appelle ce désir longing. Je voulais aussi explorer
une nouvelle ambiance, celle des polders aux Pays-Bas, où je faisais
du vélo seul quand j’étais enfant. Puis l’histoire
s’est cristallisée sur le désir entre un enfant et
son père. La conception du story-board m’a pris beaucoup
de temps, parce que je voulais condenser toute une vie en quelques minutes,
tout en créant un sentiment très fort de temps et d’espace
– je voulais éviter que les événements se déroulent
trop vite. Ce fut très difficile.
Où avez-vous réalisé Père
et Fille ?
C’est une coproduction anglo-néerlandaise, mais entièrement
réalisée à Londres. J’y ai un petit studio
où je suis seul la plupart du temps, mais où l’on
peut être trois au maximum. A Londres il y a beaucoup d’animateurs
free-lance, et des équipes peuvent se constituer sans nécessairement
partager un même local : certains travaillent chez eux, d’autres
dans des ateliers…
Quel est votre prochain projet ?
Je fais des illustrations de livres pour enfants qui vont paraître
bientôt. Ensuite je me retirerai quelques mois pour préparer
un ou deux projets.
Le long métrage vous tente-t-il ?
Je veux d’abord travailler à
des courts métrages, pour écrire et dessiner beaucoup avant
d’être sûr d’avoir une envie et un projet suffisamment
solides pour y consacrer plusieurs années de ma vie !
Propos
recueillis à Annecy
par Gilles Ciment
le 6 juin 2002
et publiés dans
Positif n°508,
juin 2003
|