Kirikou,
Kom, et après ?
Questions à Didier Brunner et Patrick Moine
A
la tête des deux sociétés de production qui ont présenté
en salles en 1999 un dessin animé d’auteur (Les Armateurs
avec Kirikou
et la sorcière de Michel Ocelot, Les Films du Triangle
avec Le
Château des singes de Jean-François
Laguionie), Didier Brunner et Patrick Moine, s’ils n’ont pas
connu la même fortune, se rejoignent sur le bilan de ces expériences
et sur l’état des lieux de la production de longs métrages
d’animation en France aujourd’hui. Nous les avons rencontrés
séparément pour leur poser les mêmes questions.
La
production de votre premier long métrage d’animation a été
longue. A-t-il été difficile d’en réunir le
financement ?
Didier
Brunner : La production de Kirikou a demandé
cinq ans de travail, du premier scénario à l’achèvement
du film. A l’époque, il était difficile de présenter
un gros budget pour un tel projet : les investisseurs distinguaient le
film « commercial » (Le Château des singes)
et le film « art et essai » (Kirikou). Face à
un tel scepticisme, et alors que nous partions sur un assez petit budget
(21 MF) pour un projet ambitieux, il était difficile de trouver
le financement nécessaire. Celui-ci s’est articulé
autour de l’Avance sur recettes, qui a rempli son rôle d’incitateur
(2,2 MF), et de Canal+ (3,5 MF). Puis nous avons élaboré
un montage compliqué parce qu’international. Au bout du compte,
on peut dire que Kirikou est un film largement aidé par
les institutions (CNC, programme Média de l’Union européenne,
Eurimages, ministère de la Culture des communautés francophones
de Belgique…).
Patrick Moine : Entre la rencontre avec Jean-François
Laguionie et l’achèvement du film, cinq ans se sont écoulés,
dont trois et demi de production. L’Anglais Steve Walsh était
déjà de la partie ; avec un troisième partenaire,
allemand, nous avons pensé qu’il était possible de
lever les 40 MF que nous estimions nécessaires à un film
techniquement très exigeant. Nous avons dû le ramener à
35 MF, mais il a fini par en coûter un peu plus de 40 ! L’obtention
des financements a été plutôt facile, mais longue
et progressive. C’est l’Avance sur recettes (2,6 MF) puis
Canal+ (5 MF, auxquels s’est ajouté 1 MF en fin de production)
qui ont déclenché Eurimages (4 MF), suivi des investissements
allemands, anglais et hongrois.
Quelles ont été les principales
difficultés rencontrées par la production ?
DB
: D’abord, en raison de la structure du financement, nous
avons dû nous plier à un système de fabrication plus
proche de celui de la série (éclaté entre Paris,
Riga, Bruxelles, Angoulême…). Ensuite, un certain nombre d’éléments
n’ont pas facilité la tâche du producteur : on a beaucoup
parlé des seins des villageoises africaines, mais le fait de représenter
le petit Kirikou tout nu était un handicap encore plus lourd (impossibilité
de prévendre le film sur le marché anglo-saxon, réticences
en Belgique et en France dans le contexte de l’hystérie anti-pédophile
du moment…). Enfin, un partenaire ayant fait faillite, le film s’est
arrêté pendant un an, et nous l’avons terminé
en courant un gros risque financier, tributaire d’une bonne réussite
en salles.
PM : C’est surtout le fait de devoir avancer dans
la production tout en cherchant les fonds manquants qui nous a fait prendre
des gros risques financiers pesant lourdement sur la date de sortie. Mais
le financement européen m’a également obligé
à éclater la production entre l’Allemagne, la Grande-Bretagne,
la France, la Belgique, l’Espagne et la Hongrie : plus jamais ça
!
Comment avez-vous choisi votre distributeur
français ?
DB
: La rencontre avec Jean-Michel Gévaudan et Marc Bonny,
armés de leur enthousiasme communicatif et de propositions de stratégie
intelligentes, fut décisive : Gébéka, qui débutait
(en distribuant La Flèche bleue d’Enzo d’Alò),
emportait le morceau. Mais cela s’est fait assez tard, c’est-à-dire
assez peu de temps avant la sortie.
PM
: Rézo Films est entré très tôt dans
Le Château, mais Jean-Michel Rey s’est retiré
très peu de temps avant la sortie prévue. Il y eut alors
compétition entre MK2 et Gébéka. Le choix s’est
porté sur MK2 pour ne pas avoir l’impression de vouloir répéter
une « recette de succès » Gébéka-Kirikou.
Quel est votre bilan de la sortie en
salles ?
PM
: Le temps perdu par le changement de monture in extremis nous
a empêché de sortir Le Château des singes
le 31 mars (je suis convaincu qu’à cette date, le film aurait
fait beaucoup mieux que les 350 000 entrées qu’il a totalisées
en un an). La sortie début juin ne permettant pas de faire le travail
de longue haleine qui fut fait sur Kirikou, il aurait fallu compenser
par un impact rapide et efficace. Or la promotion et la publicité
n’ont pas été à la hauteur de cette nécessité :
des colonnes Morris auraient été préférables
aux portes de boulangeries ! Heureusement, le travail fait auprès
de la presse a été excellent, si bien que, décevante
du point de vue financier, cette sortie est relativement satisfaisante
quant à la notoriété et à l’accueil
critique et public. Si c’était à refaire, je choisirais
Gébéka, qui aurait été à pied d’œuvre
immédiatement – alors qu’il a encore fallu discuter
avec Marin Karmitz de détails de notre contrat – et se serait
consacré entièrement au film – alors que MK2 dut d’abord
s’occuper d’autres sorties, puis de Cannes… Pour pondérer
ces regrets, j’ajouterai que la sortie du film en vidéo a
été extrêmement bien menée par TF1 Vidéo,
avec beaucoup de publicité à l’antenne et une très
belle mise en place, et que les résultats sont décevants,
même en tenant compte d’un marché déprimé
et d’une sortie après les fêtes. Peut-être y
a-t-il donc un problème avec le film lui-même : il n’attire
pas, alors même qu’il a séduit ceux qui l’ont
vu.
DB
: La date de sortie (début décembre), le travail
de fond effectué par Gébéka, l’appui constant
et fondamental de l’AFCAE et son réseau de salles indépendantes,
au service de la qualité exceptionnelle de l’œuvre de
Michel Ocelot, ont donné à Kirikou toutes ses chances
de succès. Celui-ci fut au rendez-vous, puisque nous totalisons
aujourd’hui 1,3 million d’entrées – nous en espérions
300 000 pour faire la preuve qu’il y avait une place à prendre
pour ce type de film. Les difficultés rencontrées en cours
de production m’ayant contraint à « lâcher »
beaucoup de parts du film, le succès économique reste modeste
pour Les Armateurs, mais réel.
Même inégaux, ces deux
succès ont-ils entraîné une évolution des mentalités ?
PM : Oui, mais tempérée par des échecs
ultérieurs, comme celui de Carnivale. C’est regrettable,
mais cela empêchera peut-être les décideurs à
être systématiquement bienveillant avec tous les projets
d’animation : il va falloir qu’ils apprennent à
les juger attentivement pour leurs qualités de films. En tant que
consultant pour l’animation auprès du CNC, j’ai constaté
à quel point de nombreux producteurs veulent se lancer dans le
film d’animation pour creuser le sillon, mais pas parce qu’ils
ont un sujet ! Quant au public, Princesse Mononoké
a aussi fait beaucoup de bien pour l’évolution de son regard
sur l’animation.
DB : Le monde du cinéma a changé de point
de vue sur l’animation. Kirikou a mis en évidence
l’existence d’un vrai marché, pas forcément
à prendre à Disney, avec de réelles possibilités
de croissance. Cela avait été préparé par
la concurrence entre les studios américains (Fox et Dreamworks
face à Disney). En six mois se sont succédés Mulan,
Le Prince d’Egypte, Kirikou, Fourmiz, 1001 pattes, Babar et
Le Château des singes, sans aucun échec. Mais la
façon dont le public voit l’animation avait déjà
changé : s’il y avait bien eu des précédents
avec La Planète sauvage et Fritz the Cat, il
est évident que la génération actuelle n’a
plus les mêmes inhibitions face à l’animation pour
adultes : nourrie de mangas animés à la télévision
et de lectures de bandes dessinées, elle est plus réceptive
à l’art graphique narratif. Par ailleurs, une partie du public
demande plus de films pour enfants, des alternatives (et l’animation
n’est pas seule à répondre à cette demande,
comme le prouve le succès de Microcosmos ou Himalaya).
Le contexte est donc plus favorable, mais pour combien de temps ? On assiste
à une inflation de projets, en particulier de films dérivés
de séries. Cela va irrémédiablement entraîner
des échecs, et la profession se méfiera de nouveau. Il y
aura un cap difficile à passer.
Comment votre société
s’en est-elle trouvée transformée ?
DB
: Kirikou est un formidable gain pour la société
en terme d’image : on nous écoute mieux et on nous croit
davantage. Cela nous a aussi décidé à privilégier
le cinéma : Les Armateurs continueront à produire des séries
(mais plus « haut de gamme »), tout en engageant un programme
d’investissement lourd dans le long métrage d’animation,
avec l’ambition d’en sortir un par an. Nous commençons
aujourd’hui la production des Triplettes de Belleville,
le premier long métrage de Sylvain Chomet, dont nous avions produit
le court métrage La Vieille Dame et les Pigeons. Nos autres
projets en préparation sont T’choupi le film, pour
les petits, et deux films d’auteurs : Mammouth de Bruno
Bozzetto (avec l’Italie) et L’Enfant qui voulait être
un ours de Jannik Hastrup (avec le Danemark). Nous développons
également un Belphégor et Leonardo, basé
sur les « aventures » de Léonard de Vinci…
Enfin
les nouvelles techniques nous intéressent : nous préparons
un moyen métrage d’animation pour l’Imax (Voleur
d’âmes de Frank Dion) et un projet 3D d’Heroic
Fantasy avec un éditeur de jeux vidéo.
PM : Le relatif succès du Château
m’a conforté dans ma volonté de développer
la production de longs métrages de cinéma – mais pas
forcément d’animation, puisque cette catégorie ne
m’intéresse qu’avec Jean-François Laguionie.
Alors que nous préparons la production de son prochain film, L'Ile
de Black Mor, il dirige aussi une série animée de six
films de 50 minutes d’après six romans de Jules Verne, pour
la télévision.
Propos
recueillis à Paris
par Gilles Ciment
les 27 et 28 avril 2000
et publiés
dans
Positif
n°472
juin
2000 |