Films d'animation  

Pompoko
d'Isao Takahata

Dessine-moi un tanuki

Tandis que son associé dans le studio Ghibli, Hayao Miyazaki, consacre une bonne part de sa carrière à des histoires d’inspiration européenne, Isao Takahata (pourtant diplômé de littérature française et traducteur de Prévert) ne s’attache qu’à des récits très spécifiquement japonais ; alors que son illustre confrère construit des décors fabuleux et forge un univers toujours plus fantasmagorique, Takahata nous confiait être « convaincu que l’animation est le meilleur moyen de montrer le réel. » (1) Celui dont le premier film au sein du studio Ghibli fut un documentaire n’hésite ainsi pas à affirmer qu’avec les prises de vues réelles « on ne peut pas montrer objectivement la réalité, parce qu’il y a nécessairement reconstitution, malgré les apparences. Le dessin animé, qui ne cherche pas à se cacher d’être une interprétation artistique, peut donc s’engager à montrer le réel. » (1) C’est ce qu’il s’emploie à faire dans ses dessins animés, sans pour autant se limiter au graphisme extrêmement réaliste de son chef-d’œuvre Le Tombeau des lucioles (1988) : dans le brillant Mes Voisins les Yamada (1999), il animera le trait d’une bande dessinée quotidienne caricaturale. Œuvre charnière (2), Pompoko joue pour sa part de l’instabilité congénitale du graphisme animé et de la relativité du récit, alternant réalisme et stylisation, réflexion documentée et fantastique débridé.

   

Au premier abord, le film se présente comme une fable écologique un brin naïve, où d’adorables peluches évoluent dans de splendides paysages japonais. Les tanuki (ni blaireaux ni ratons laveurs, ce sont des chiens viverrins) vivaient près des paysans, jusqu’à ce qu’en 1967 la croissance anarchique du grand Tokyo pousse les autorités à construire la ville nouvelle de Tama. La destruction des rizières et maisons traditionnelles, l’arasement des collines et la déforestation intensive menacent l’espace vital des tanuki, dont l’existence insouciante se voit perturbée par des querelles de tribus. Comprenant que l’expansionnisme des hommes les condamne, ils décident de les effrayer afin de les arrêter. Pour cela, ils doivent retrouver leur pouvoir de transformation, oublié avec les années, à l’aide duquel ils pourront invoquer peurs et superstitions humaines. Les saisons s’écoulent et, de petites victoires en défaites, les tanuki se découragent. S’offre alors à eux différentes voies : vivre dans la ville en prenant forme humaine, s’enfoncer dans un combat désespéré, ou se réfugier dans la religion pour affronter une disparition inéluctable. En parlant des tanuki, Takahata parle donc des hommes, et représente les choix des minorités opprimées. Plus largement, dit-il, « nous sommes des tanuki obligés de nous déguiser en citadins ! » (3).
Les tanuki appartiennent à l’imaginaire japonais, qui leur attribue cette cocasse capacité de se transformer en posant une feuille sur leur tête et de modifier l’apparence des objets qui les entourent. Ils ornent quantité de devantures de commerces, affublés de testicules disproportionnés (signe de prospérité), coiffés d’une feuille et tenant une bouteille de saké à la main. Présents dans les contes et la littérature, ils ont bien sûr été exploités par le cinéma d’animation, qui fait son miel de leurs métamorphoses, notamment depuis Le Renard contre les ratons (1933) de Ikuo Oishi. Dans Goshu le violoncelliste, Takahata lui-même avait introduit un tanuki percussionniste. Mais dans Pompoko, au-delà des transformation en humains, en statuettes ou en bouilloires, c’est véritablement le statut graphique du tanuki qui est mouvant. Il peut en effet passer d’une représentation des plus réalistes à une autre, plus « Ghibli » (style à son apogée depuis Mon Voisin Totoro), peluche rondouillarde sur deux pattes, puis plus anthropomorphique encore – vêtu en samouraï, lequel peut à son tour doubler de taille et de volume, hérisser son poil à outrance, etc. – avant de passer à une autre représentation, très simpliste et caricaturale remontant aux cartoons des années 30… Ce passage du réalisme à la caricature (inversé et exacerbé par Takahata dans une fameuse scène « dramatique » des Yamada), des plus courants dans l’animation japonaise (c’est la technique « SD », ou « super deformed »), est ici justifié par la propension des tanuki au transformisme. Par ailleurs, à chaque forme son rôle : le style Ghibli, le plus constant, permet l’identification aisée du spectateur (d’autant que les petites « faiblesses » qui caractérisent les tanuki et les rendent si sympathiques – gloutonnerie, goût pour la fête, esprit farceur, paresse – les assimilent à des enfants), tandis que le style réaliste est là pour rappeler, aux moments les plus dramatiques, la triste situation qui sert de prétexte à la farce et que, à l’opposé, le style cartoonesque pointe, dans les moments comiques, l’inconséquence des tanuki.
Dans un film où le discours est bien souvent métaphorisé à l’image (4), Takahata pousse plus loin encore ce jeu avec les codes graphiques. Lorsque les tanuki se voient représentés dans un jeu vidéo à gros pixels, mangeant – tels Pacman – des fruits dans un labyrinthe de verdure, lequel rétrécit progressivement pour laisser place à des immeubles qui envahissent le pourtour de l’écran de la console, l’image est saisissante par le contraste entre une situation tragique et son avatar ludique. De même, lorsque la dernière forme de représentation des tanuki prend l’aspect d’un panneau de signalisation, losange jaune avertissant du danger que représentent ces bestioles lorsqu’elles traversent la route, le message est clair : l’homme a pris possession de leur espace vital.
Au-delà du jeu avec les codes de son art, Takahata n’omet pas de parler de son activité elle-même, et de délivrer quelques messages. Sur le cynisme de l’industrie des loisirs : le jeu vidéo déjà cité n’est rien en regard du président d’un parc d’attraction qui revendique, pour sa publicité, la fantastique « parade des ectoplasmes » orchestrée par les tanuki ! Sur l’art du studio Ghibli : ladite parade, où les fantasmagories émerveillent les humains qu’elles devraient effrayer, n’en est-elle pas une métaphore ?
Lorsque, défaits et résignés, les tanuki décident, pour se divertir une dernière fois, de reproduire par l’illusion les campagnes à jamais disparues, Takahata décrit de façon poignante un Japon dévoré par la modernité et offre un de ces grands moments d’émotion dont il a le secret.

Gilles Ciment
(Texte paru
dans
Positif
n° 539,
janvier 2006)

1. « L’animation et le réel : entretien avec Isao Takahata » : lire ici.
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2. Réalisé en 1994, entre Omohide poro poro (1991, toujours inédit en France) et Mes Voisins les Yamada (1999), ce film s’inscrit dans la continuité du Porco Rosso (1992) de Miyazaki, lequel répondra par ailleurs à la vision de Pompoko dans Princesse Mononoke (1997). Prix du meilleur long métrage au festival d’Annecy 1995, il aura donc attendu une douzaine d’année pour être distribué en France, dans le désordre habituel de la divulgation des trésors de l’animation japonaise.
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3.
« L’animation et le réel : entretien avec Isao Takahata » : lire ici.
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4. Lorsque les sages disent aux tanuki qu’ils les embarquent avec eux dans une aventure périlleuse, ils s’élèvent dans les airs à bord d’une… barque. Une grande feuille occupant tout l’écran est grignotée par de minuscules « chenilles » qui sont autant de bulldozers, laissant progressivement apparaître à l’arrière-plan un paysage urbain.
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POMPOKO (HESEI TANUKI GASSEN POMPOKO)
Japon (1994). 1h59. Réal. et scén. : Isao Takahata. Idée orig. et prod. : Hayao Miyazaki. Dir. graph. : Yoshiyuki Momose. Créa. des personnages : Shinji Otsuka. Dir. de l’anim. : Shinji Otsuka, Megumi Kagawa. Coul. : Michiyo Yasuda. Déc. : Kazuo Oga. Infogr. : Yoshinori Sugano. Mus. : Koryu Manto Watanobe, Yoko Ino, Masaru Goto (Shang Shang Typhoon) Ryojiro Furusawa. Son: Yasuo Urakami. Prod. : Toshio Suzuki. Prod. exéc. : Yasuyoshi Tokuma, Seiichiro Ujiie, Ritsuo Isobe. Cie de prod. : Studio Ghibli, Tokuma Shoten, NTV, Hakuhodo. Dist. fr. : Buena Vista International.

Compléments

Lire l'entretien avec Isao Takahata.
Lire la critique du Tombeau des lucioles

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