L'Etrange
Noël de Monsieur Jack
de
Henry Selick

L'auteur !
L'auteur !
Henry Selick, Tim Burton et l'étrange Noël de monsieur
Jack
Plus
étranges encore que ce Noël détourné par monsieur
Jack furent les termes et arguments adoptés par la critique pour
en rendre compte. Partout on salua le nouveau film " de " Tim
Burton, le surdoué de Hollywood. Paternité authentifiée
par le titre original du film, Tim
Burton's The Nightmare before Christmas, et par les affiches françaises,
qui annonçaient " Tim Burton présente… ",
comme elles eussent annoncé " Walt Disney présente "
si le film avait été produit dix ans plus tôt, quand
l'idée en germa dans l'esprit de Burton, dessinateur sur Taram
et le chaudron magique. Que Positif se soit laissé porter
dans ce sens, passe encore, car la revue ne manque pas de s'affirmer par
ailleurs comme l'un des rares relais du cinéma d'animation en France :
ce dossier, après bien d'autres, en est un gage, et faut-il rappeler
que c'est au sujet de son premier film d'animation, Vincent, présenté
il y a douze ans au festival d'Annecy par les studios Disney, que nous
manifestâmes la première fois pour Tim Burton un intérêt
jamais démenti depuis ? Mais pour d'autres, qui se gargarisent
de l'" univers " de l'auteur de Batman et d'Edward
aux mains d'argent, il s'agit au pire de prendre en marche le train
médiatique, comprenant tardivement que ces films avaient un auteur ;
au mieux de se tenir à la surface d'une vague qui les submerge,
ne voyant que ce prétexte de l'auteur Burton pour s'intéresser
à un film d'animation. Film qu'il leur sembla bien difficile de
traiter comme n'importe quelle production des " studios de
l'infâme Disney ", comme l'écrit sans rire
un chroniqueur gardien de la " politique des auteurs ", glissant
au passage qu'ici " l'auteur n'est même pas l'auteur ".
S'il règne une telle confusion, ce n'est pas exactement parce que
l'auteur n'est pas l'auteur, mais parce qu'il faut au critique soit adopter
une ligne logique afin de choisir qui est l'auteur du film -- le réalisateur
Henry Selick ou le producteur et inspirateur de l'idée originale
Tim Burton --, soit rendre objectivement à César ce qui
appartient à César. Cela n'était certes pas à
la portée de tous ceux qui écrivaient là sur un film
d'animation sans en avoir guère vu auparavant (au point d'avouer
être passés par un " moment d'adaptation ").
La logique d'abord : si l'on veut considérer que L'Étrange
Noël de monsieur Jack est un film de Tim Burton parce que celui-ci
en a eu l'idée originale, qu'il l'a produit et qu'un certain nombre
d'éléments évoquent ses précédents
films, alors tout ce qui a servi à construire ce fameux " univers
burtonien " s'écroule. Rappelons en effet que le scénario
de Pee-Wee Big Adventure était déjà écrit
quand fut recruté Burton, lequel n'était pas davantage l'auteur
du scénario de Beetlejuice, que Batman et sa suite
doivent beaucoup -- c'est un euphémisme -- aux personnages de comics
créés par Bob Kane et Bill Finger et déclinés
par d'autres, de Neal Adams à Frank Miller (mais il est vrai que
la plupart des critiques de cinéma apprécient autant la
bande dessinée qu'ils connaissent le cinéma d'animation)…
Quant aux éléments récurrents, ils " appartiennent "
à Tim Burton dans la mesure où il les emprunte avec constance
à Frankenstein, aux films joués par Vincent Price
et aux traditions de Noël. Si l'on considère que Burton a
fait œuvre d'auteur à travers tous ces films (ce que
pour ma part je ne nierai pas) en interprétant et en offrant une
vision personnelle d'idées étrangères, alors on est
forcé de reconnaître le même mérite à
Henry Selick et son équipe, eux qui ont mis de la chair sur le
" squelette " que représentaient le poème de Tim
Burton Cauchemar avant Noël et ses quelques croquis.
Ce sont donc quelques injustices auxquelles sont habitués les auteurs
de films d'animation qu'il s'agit ici de mettre en lumière :
tout attribuer à Tim Burton et réduire le film à
sa dimension, son esthétique " burtoniennes ", c'est
en effet oublier ou nier un certain nombre de facteurs. Si Catwoman, dans
Batman, le défi, portait un costume aux coutures voyantes,
si le nom de Beetlejuice (" Jus de scarabée ") provenait
d'une mauvaise compréhension du mot " Bételgeuse ",
si le maire de Halloweentown éclaire Jack à l'aide d'un
gros projecteur où sont agglutinées des chauves-souris,
si la voix d'Am, l'un des trois garnements chargés d'enlever le
" Perce-oreilles ", est confiée à Paul " Pee-Wee "
Reubens… cela ne fournit pas à L'Étrange Noël
plus de liens avec les autres films de Burton qu'avec ceux de Selick
ou de ses collaborateurs. Après avoir suivi la même formation,
dans le programme expérimental d'animation de Jules Engel à
CalArts, Selick et Burton sont devenus amis en travaillant ensemble chez
Disney au début des années 80 : il y a donc plus de
dix ans que l'idée de L'Étrange Noël est implantée
également dans l'esprit de Selick, selon ses propres dires. Et
elle ne pouvait que le séduire, lui dont les courts métrages,
de Seepage à Slow Bob in the Lower Dimensions, évoquent
la collision de mondes (au sens propre dans Slow Bob, puisque ces
mondes sont matérialisés par des boules de billard). L'aspect
visuel du film, s'il se réfère à quantité
d'obsessions et de modèles de Tim Burton (à ceux déjà
cités, ajoutons les illustrateurs Edward Gorey et Charles Addams),
subit également l'influence des artistes qu'admire Henry Selick :
innombrables sont les plans qui évoquent tour à tour les
tableaux non abstraits de Wassily Kandinsky, les affiches et animations
de Ian Lenica, les ombres chinoises de Lotte Reiniger, le climat oppressant
de La Nuit du chasseur de Charles Laughton, le redoutable merveilleux
d'Alice de Jan Svankmajer… Eric Leighton, superviseur de
l'animation sur L'Étrange Noël, déclare sans
hésiter : " A mes yeux, ça ressemble plus à
certains films auxquels j'ai travaillé auparavant avec Henry qu'à
Batman . " Quoi de plus naturel quand le noyau de l'équipe
de L'Étrange Noël était le même que celui
des collaborateurs de Slow Bob ?
Dans un film d'animation en stop motion de cette envergure, nécessitant
plusieurs équipes travaillant parallèlement sur plusieurs
plateaux, et dont l'écriture même (ou la réécriture)
est considérablement conditionnée par les réactions
des storyboarders puis des animateurs eux-mêmes, l'influence
de certains collaborateurs de création se fait facilement sentir.
Un exemple suffira à s'en convaincre : l'équipe d'animateurs
comprenait quelques Britanniques de talent, parmi lesquels Paul Berry,
dont le court métrage The Sandman, coréalisé
avec Colin Batty et Ian Mackinnon, a été sélectionné
pour les Oscars et remporta le Premier Prix du court métrage à
Annecy . Rares sont les critiques de cinéma qui peuvent, à
peine clos le festival de Cannes, faire le déplacement bisannuel
en Haute-Savoie ; les autres sont donc tout excusés de n'avoir
pas vu ce conte trouble évoquant, dans un décor expressionniste,
un marchand de sable qui, le soir venu, arrache les yeux des enfants pour
les offrir à ses gloutons oisillons blottis dans un nid accroché
à la Lune. Le mélange du merveilleux enfantin (le marchand
de sable est d'ordinaire un personnage positif) et de l'épouvante
morbide, aussi bien que la plastique même des marionnettes et l'esthétique
des décors gothiques, tout dans L'Étrange Noël renvoie
davantage à ce premier film prometteur qu'à Vincent
et Frankenweenie, les premiers pas de Tim Burton, même si
un certain nombre de motifs y étaient déjà présents .
On a répété à l'envi, pour accréditer
l'idée d'un film de Burton, que ce dernier avait constamment
contrôlé la réalisation, laissant à Selick
un rôle d'" exécution ". Henry Selick précise
pourtant : " C'est comme s'il avait pondu un œuf
que j'aurais couvé, si bien qu'il en vint à ressembler un
peu à chacun de nous. C'était mon boulot de le faire ressembler
à un "film de Tim Burton", ce qui n'est pas si différent
de mes propres films. Je ne veux pas tirer la couverture à moi,
mais il n'était pas ici à San Francisco quand on l'a fait.
Il est venu cinq fois en deux ans, et n'a pas passé ici plus de
huit ou dix jours en tout. C'est plutôt comme s'il avait écrit
un livre pour enfants et nous l'avait donné, et nous sommes partis
de là. " Or qui songerait à nier que l'animation
est bien aussi, comme le reste du cinéma, affaire de mise en scène,
d'idées de réalisation, voire de trucages ? A qui ajoutera
que c'est avant tout une question de visions graphiques, je répondrai
qu'il y a du chemin des quelques croquis de Burton aux marionnettes du
film, comme en témoigne le superbe Livre du film de Frank
Thompson -- 192 pages reproduisant le poème original, le scénario
intégral avec toutes les chansons, une longue enquête sur
la réalisation, émaillée de nombreux propos de collaborateurs
artistiques et techniques, le tout illustré par les croquis initiaux
de Tim Burton, de nombreux dessins préparatoires, des extraits
du storyboard, des photos du film et de sa fabrication (Dreamland
éditeur).
Retenu
loin des marionnettes par les tournages de Batman,
le défi et d'Ed Wood, Tim Burton producteur choisit
deux collaborateurs chargés de garantir le respect de sa vision
des ombres et de la lumière (il y a donc bien ambiguïté
dans la formulation du titre : le " Tim Burton's "
affirme-t-il le rôle prépondérant du producteur considéré
comme auteur ou bien, comme dans les récents " Bram Stoker's
Dracula " ou " Mary Shelley's Frankenstein ",
la revendication d'une certaine fidélité à un auteur
adapté ?). Curieusement, l'intervention de ces deux garants
sera finalement assez peu " burtonienne ". Rick Henrichs, déjà
coréalisateur de Vincent et conseiller visuel sur tous les
films de Tim Burton, eut un rôle important : il commença
par projeter à l'équipe tous les films de Ladislas Starevitch !
Danny Elfman, auteur de la musique de tous les films de Tim Burton depuis
Beetlejuice, a composé pour L'Étrange Noël
une partition bien différente, d'abord due au choix initial d'en
faire une comédie musicale ; démarche à l'opposé
de celle adoptée pour Batman, puisque Burton avait alors
écarté le principe d'un musical, malgré les
suggestions de Prince -- dont on peut écouter l'album siglé
de la chauve-souris afin de juger combien c'était une excellente
idée pour une adaptation de bande dessinée. Plus tard, Danny
Elfman composera la musique d'une autre adaptation de comics, en
partageant avec Stephen Sondheim, pour Dick Tracy, une partition
beaucoup plus orientée vers le musical. Il semble s'être
souvenu de cette association pour L'Étrange Noël, comme
l'a justement fait remarquer Laurent Vachaud.
A partir du poème de Burton, Elfman composa une chanson, La
Complainte de Jack, puis une deuxième, puis les autres. Mais
si c'est ensuite Caroline Thompson, compagne d'Elfman et déjà
scénariste d'Edward aux mains d'argent, qui écrivit
le scénario, on retiendra d'abord qu'elle remodela considérablement
celui-ci en fonction des observations des storyboarders, et ensuite
qu'il fut profondément réécrit par Henry Selick et
son équipe en cours de réalisation, à mesure que
le film prenait forme visuellement. Les animateurs se sont bel
et bien approprié le sujet pour en faire leur film. Selick avoue
par ailleurs regretter n'en avoir pas fait un film muet !
Des effets pervers de la " politique des auteurs " poussée
jusqu'à l'absurde : César était nu et Dieu trop
vêtu.
Gilles Ciment
(Texte
publié
dans
Positif
n°412,
juin 1995)
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