Films d'animation

Cars
de John Lasseter

Born in the USA (Route 66)

Le pari de Cars – animer des automobiles et les doter de personnalités propres – fut jugé risqué par de nombreux commentateurs. C’était oublier (ou ignorer) que lorsqu’il signait en 1986 Luxo Jr., le premier court métrage produit par les tout nouveaux studios Pixar, John Lasseter démontrait au monde le fantastique potentiel des images de synthèse animées par ordinateur en faisant simplement bouger deux lampes de bureau. Si le choix d’un objet mécanique simple répondait sans doute, il y a vingt ans, aux limites des logiciels existants et à la démesure des temps de calcul nécessaires, il permettait par la même occasion au réalisateur de faire la démonstration de son immense talent pour l’animation et la caractérisation de ses personnages. En effet, sans jamais céder d’un pouce à la tentation de l’anthropomorphisme, sans s’écarter d’une fidélité absolue à la composition métallique des objets, sans tricher avec les articulations des lampes et leurs possibilités de mouvement, Lasseter parvenait à leur insuffler de la vie, suggérer leurs émotions, donner l’illusion d’expressions corporelles ou faciales. Une lampe n’était pas seulement plus petite que l’autre : une façon de se mouvoir et de se tenir désignait l’enfant. Lorsqu’elles tournaient leur ampoule vers le public, celui-ci pouvait lire dans un simple cercle de lumière la surprise ou la déception...
Depuis 1995 et le premier long métrage entièrement réalisé en images de synthèse, Pixar a accompagné (et souvent favorisé) les progrès de l’animation dite « 3D », sous la direction de Lasseter ou sous sa production exécutive, mettant successivement à l’honneur des jouets, des insectes, les monstres de l’enfance, le monde aquatique et une famille de super héros. L’énumération de ces univers témoigne aisément de l’évolution des techniques et de l’élargissement progressif du champ des possibles : des jouets encore mécaniques de Toy Story ou des insectes à la carapace lisse et aux articulations simples de 1001 Pattes, on a pu passer à la fourrure de Monstres et Cie, à l’eau du Monde de Nemo, enfin à la mobilité humaine des Indestructibles.
Pour son retour à la réalisation, John Lasseter a choisi de revenir à ses premières amours : la mécanique. Si les voitures de Cars ont, avec leurs formes légèrement plus arrondies que celles de leurs modèles, des allures de jouets, elles sont néanmoins réalistes. A ceci près que, une automobile étant moins articulée qu’une lampe de bureau, Lasseter a choisi de se livrer à un anthropomorphisme raisonnable, consistant à poser des paupières et des pupilles sur le pare-brise avant, ajouter une bouche sur la grille de ventilation et exagérer la suspension pour animer les roues et donner de la mobilité aux véhicules.
En choisissant ses nouveaux personnages, il concrétise surtout un vieux rêve. Fils d’une professeur de dessin et d’un employé de Chevrolet, il dit volontiers : « Dans mes veines coulent les deux passions de ma vie : l’encre utilisée pour l’animation Disney dans un bras, l’huile de moteur dans l’autre. » Dessiner des voitures, c’est donc bien être le digne fils de ses deux parents ; c’est aussi revendiquer son appartenance à l’Amérique. Mais, lorsqu’il imagine une transposition très cohérente des États-Unis dans un monde de voitures, Lasseter fait un film qui porte la marque qu’il a lui-même donnée à Pixar : empreint de nostalgie, référentiel (mais dont les clins d’œil, au contraire des films de Dreamworks Animation, ne sont jamais au premier plan et permettent réellement plusieurs niveaux de lecture) et véhiculant des valeurs généreuses (mais pas dégoulinantes de bons sentiments, au contraire de la plupart des films de Disney Animation).
Rutilante voiture de course partie pour courir la Piston Cup sur la côte Ouest, Lightning McQueen sort accidentellement de l’autoroute, s’égare sur la mythique mais désormais peu fréquentée Route 66, et échoue à Radiator Springs, petite ville presque fantôme, dont les habitants vont l’amener à découvrir d’autres valeurs que la compétition, le succès et la réussite. Avec Sally, jeune et jolie Porsche 911 ayant quitté la Californie et une vie trépidante pour retaper un motel dont les bungalows ont la forme de cônes de signalisation, il découvrira l’amour – après avoir été troublé par un tatouage « tribal » au-dessus de la plaque arrière. Sous des dehors de vieille Hudson Hornet de 1951, Doc Hudson, brave médecin-mécanicien de campagne et juge de paix, cache un passé de grand champion (c’est Paul Newman, naguère coureur automobile dans Winning de James Goldstone, et longtemps pilote de compétition dans le civil, qui lui prête sa voix), auprès duquel McQueen découvre la réalité de la vie après l’accident de course en trop. Avec Mater, la vieille dépanneuse rouillée, il apprendra la loyauté de l’amitié spontanée et sincère. La vieille camionnette Volkswagen de 1960, le hippie de Radiator Springs, distille son propre gazole biologique. Quant à Luigi et Guido, patron et chariot élévateur du magasin de pneus local, ils vivent dans l’espoir d’un bonheur simple : recevoir la visite d’une Ferrari…
John Lasseter est un nostalgique : vieilles lampes de bureau, jouets en bois et figurines désuètes lui doivent un regain de jeunesse, et Cars rend évidemment hommage aux anciennes automobiles, mais adresse surtout un dernier salut à une certaine Amérique qui s’éloigne et va disparaître. Comme le Wenders de Don’t Come Knocking a filmé la ville de Butte (Montana), son architecture de ville-champignon, ses murs peints et ses enseignes de néon avec l’amour de l’Européen qui a rêvé des Etats-Unis devant les films des années 40 et 50 et les tableaux de Hopper, Lasseter invite le spectateur à quitter la morne highway et reprendre la Route 66 chantée par Chuck Berry, visiter ces petites villes à l’écart des grands axes, qui vivaient naguère du trafic est-ouest et sont aujourd’hui figées dans un passé révolu, mais dont la patine et les couleurs ne laissent pas de charmer. Comme les auteurs des westerns de l’âge d’or rappelaient à leurs contemporains que la culture américaine avait été celle du cheval, il chante une culture de l’automobile qui n’est pas celle des 4x4 urbains et des autoroutes sillonnées par les monospaces… Et de ce point de vue, Cars est d’une cohérence rigoureuse mais toujours amusante : les traînées laissées dans le ciel par des avions qu’on ne voit jamais ont la forme de traces de pneus ; une forme de land-art automobile règne sur le paysage, depuis les rochers des canyons du Colorado carénés comme des tractions jusqu’au clin d’œil particulier au « Cadillac Ranch », ces berlines de luxe à moitié enfoncées dans le sol (…et due au groupe d’artistes californiens The Ant Farm : 1001 Pattes n’est pas loin !). C’est que décors et personnages fourmillent de références, jamais gratuites : le nom de McQueen renvoie ainsi sûrement au patronyme de son aîné Steve, qui brilla au volant de la Ford Mustang de Bullit, mais surtout à son personnage de tête brûlée qui affichait ce que Christian Viviani décrivit fort bien comme « la nonchalance et un rien d’insolence d’une jeunesse turbulente en train de rentrer dans le rang », attitude qui convient parfaitement à la petite voiture rouge, intrépide rookie du championnat. Au passage, Lasseter ne se prive pas de quelques citations des films Pixar : ainsi le prénom de McQueen est-il Lightning et ses pneus des Lightyear (au lieu de Goodyear), allusions au Buzz Lightyear de Toy Story ; la séquence finale où les voitures, réunies dans un… drive-in, regardent des versions « automobiles » de tous les films Pixar, commentaires sarcastiques à l’appui, est évidemment un moment d’anthologie, une forme de « bonus de DVD » intégré au film lui-même… Et si le chariot élévateur singe ouvertement une certaine crevette nettoyeuse, c’est toutes les voitures de Colorado Springs, avec leurs fêlures et leurs blessures, qui rappellent les hôtes du bocal du Monde de Nemo ou la troupe des jouets délaissés de Toy Story. C’est dans ce tendre portrait d’une bande de misfits, de freaks et de mavericks, dans cet appel à reconnaître la valeur humaine de ceux que la société des grands axes routiers considère habituellement comme des ploucs, des has-beens, des loosers, des simplets et des marginaux, que Lasseter brille toujours.

Gilles Ciment
(Texte paru
dans
Positif
n° 544,
juin 2006)

Cars : Quatre Roues (Cars)
Etats-Unis (2006). 1 h 36. Réal. : John Lasseter. Scén. : Dan Fogelman. Histoire : John Lasseter, Joe Ranft, Kiel Murray, Philip Loren, Jorgen Klubien, Dan Gerson. Prod. : Darla K. Anderson. Prod. ass. : Tom Porter. Mus. : Randy Newman. Mont. : Ken Schretzmann. Dir. art. : H.B. “Buck” Lewis. Anim. et eff. vis. : Carlos Baena, Bobby Beck, Brett Coderre, Steve Mason, Michael Stocker. Mont. son : Bruno Coon. Cie de prod. : Walt Disney Pictures, Pixar Animation Studios. Dist. fr. : Buena Vista International.
Voix (VO) : Owen Wilson (Lightning McQueen), Bonnie Hunt (Sally), Paul Newman (Doc Hudson), Michael Keaton (Chick Hicks), Richard Petty (“The King” Strip Weathers), Larry The Cable Guy (Mater), George Carlin (Fillmore), Tony Shalhoub (Luigi), Guido Quaroni (Guido), Paul Dooley (Sarge), Jennifer Lewis (Flo), Cheech Marin (Ramone), Michael Wallis (Sheriff), Michael Shumacher (lui-même).

Compléments

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