La
couleur dans la bande dessinée
Le
lecteur attentif est souvent surpris de constater, dans la littérature
sur la bande dessinée, la prépondérance accordée
au récit au détriment du graphisme, au point que l’on
puisse parfois se demander si le texte que l’on a sous les yeux
ne pourrait pas aussi bien être consacré à un film
ou même un roman… Lorsque, par bonheur, sera abordée
la question du dessin, il s’agira de style (« gros nez »,
réaliste…), d’école (Marcinelle, manga…),
de trait (« ligne claire »…), de lumière (expressionnisme,
tachisme) ou d’approche de la tabularité de la planche (gaufrier,
éclatement druillesque…). Si le noir et blanc a connu une
grande fortune critique , la couleur profite quant à elle très
rarement des faveurs des exégètes : pas un mot sur la question
dans le classique Case, planche, récit de Benoît
Peeters, peu dans le Système de la bande dessinée
de Thierry Groensteen – alors même qu’on le sait commissaire
de l’exposition « Couleur directe » qui se
tint en 1993 ! Contrairement à la ligne, à la bulle, aux
contours des cases, la couleur semble donc si peu consubstantielle à
la bande dessinée que le plus souvent, dans les études consacrées
au 9ème art, on n’en voit pas la… couleur !
La couleur de l’argent
Après une assez longue période protohistorique (de Töpffer
à Christophe), la bande dessinée annonce la couleur lorsqu’elle
atteint un large public grâce à la grande presse américaine,
qui trouvait là le support idéal pour mettre en valeur l’usage
de la quadrichromie. C’est en effet communément l’apparition
du Yellow Kid qui marque la naissance de la bande dessinée comme
culture de masse : ce sera d’ailleurs en souvenir de ce gamin
dessiné par Outcault, ainsi nommé pour le coloris de sa
tunique, qu’on appellera la presse à sensation « yellow
press », tant la guerre des tirages entre Hearst et Pulitzer
se joua en couleurs (la palette Art Nouveau de Winsor McCay, les couleurs
tranchées et arbitraires d’Herriman, l’expressionnisme
coloré de Frank O. King, les teintes « pétantes »
de Cliff Sterrett…). Depuis lors, et pour toujours, la bande dessinée
se partage entre des œuvres en noir et blanc et d’autres en
couleurs, les proportions et surtout la connotation de l’un et de
l’autre variant selon les époques. Ainsi, d’abord réservée
aux planches dominicales, la couleur était un luxe mais devint
vite pour les éditeurs synonyme d’attrait commercial supplémentaire.
C’est ainsi que les premiers Tintin ont été refaits
après la guerre pour la couleur, laquelle étend rapidement
son hégémonie : en 1985, Thierry Groensteen remarque
que « dans le contexte de l’édition française
où trois albums sur quatre sont en couleurs, la collection des
"Romans (A Suivre)", la collection "BD noire" de chez
Glénat ainsi que les albums des Editions Audie et Futuropolis sont
les derniers îlots de résistance à l’impérialisme
de la quadrichromie. » Cette logique conduit les éditeurs
à demander à Mœbius de colorer son Cauchemar blanc
et son Major Fatal, ou à dénaturer nombre d’œuvres
conçues pour le noir et blanc, de Will Eisner à Hugo Pratt.
Sous couleur d’efficacité commerciale, on aboutissait à
des contresens stylistiques pointés par Bruno Lecigne et Jean-Pierre
Tamine : « La mise en couleurs de Corto Maltese,
qui tire la bande vers une figuration mimétique du réel,
dénature profondément les composants abstractionnistes du
style. » Créer pour la couleur implique des préoccupations
esthétiques particulières, les rapports de tons, les harmonies
colorées, les symboliques chromatiques devant s’insérer
dans les valeurs de noir et de blanc, voire les supplanter : combien
de planches de Giraud ou Hermann, par exemple, reproduites en noir et
blanc (au trait, et non en simili) pour illustrer tel ouvrage critique,
et donc vidées de leur substance pigmentaire, perdent beaucoup
de leur force d’expression, tant l’expression des rapports
d’ombre et de lumière a été entièrement
confiée aux coloristes. La planche devient alors plate et confuse,
privée d’ambiances et de focalisations.
Aujourd’hui un rééquilibrage s’est opéré.
Si (A suivre) et Futuropolis, champions du noir et blanc des
années quatre-vingt, ont disparu, ils ont donné naissance
à une génération entière de dessinateurs,
nourris de Pratt, Muñoz, Altan, Forest et Tardi, pour qui la couleur
ne saurait être un modèle absolu. L’Association, et
à sa suite Casterman, les Humanoïdes associés, Le Seuil…
publient quantité de bandes dessinées en noir et blanc,
tandis qu’on réédite luxueusement la version sans
couleurs du Garage hermétique…
Place de la couleur
Traditionnellement exécutée par des artistes spécialisés
(que ce soit dans un système de studios, dans l’industrie
du comic-book américain ou dans les studios Hergé
par exemple, ou bien dans une configuration de binôme dessinateur-coloriste,
sur laquelle nous reviendrons), la mise en couleurs hérite d’une
pratique déjà en vigueur dans les ateliers d’enluminure
médiévaux, où régnait la division du travail,
les calligraphes ou enlumineurs donnant des indications aux coloristes
par des mentions codées. Elle épouse alors la logique du
dessin, quitte à n’être pas systématiquement
conforme à la réalité (ainsi le ciel derrière
les Tuniques Bleues sera-t-il jaune et non bleu, afin de mieux
détacher les personnages). Venant remplir le dessin a posteriori,
elle contribue à renforcer la primauté du trait, à
l’exemple des enluminures, on l’a vu, ou encore des vitraux
des églises, cités spontanément par la coloriste
Danie Dubos (connue pour sa palette bariolée) quand Les Cahiers
de la bande dessinée l’interrogeaient sur les peintres
et artistes qu’elle apprécie particulièrement pour
leur travail sur la couleur. Le rapport entre le trait et les aplats qu’il
englobe ne saurait être réduit à un simple « coloriage ».
Sylvain Bouyer remarquait par exemple que « dans l’œuvre
d’Hergé, la fonction locative de la couleur est évidente.
Le monde n’est pas représenté de façon "naturelle"
ou illusionniste, mais intellectuelle : il est inventorié,
découpé en unités formelles (chaise, pelouse, ciel,
"vide", etc.) qui ne seront vraiment définies qu’avec
la couleur. Car le trait de contour est une frontière ambivalente ;
il fragmente l’espace et sert toujours pour deux pièces du
puzzle à la fois. En revanche, la couleur n’appartient qu’à
l’objet : elle occupe sa surface. » Cependant l’usage
hergéen de la couleur relève toujours d’un certain
naturalisme, comparé aux écarts d’un Edgar P. Jacobs,
aux aplats notoirement arbitraires d’un Morris ou d’un Uderzo
(qui font virer un personnage au vert ou au bleu, disparaître un
décor au profit d’un fond uni d’une couleur vive à
valeur symbolique, comme une surface rouge derrière une action
violente…), ou à l’usage d’une trame de couleur
choisie posée sur toute la surface de la planche déjà
coloriée avec un système traditionnel, permettant de fixer
une ambiance durant tout le temps d’une séquence (par exemple
par Yann et Conrad dans Aventure en jaune). Des « classiques »
jusqu’aux plus « picturalistes », tous les
coloristes ou dessinateurs de talent ont convoqué la dimension
symbolique, voire métaphorique des couleurs, telle qu’elle
est perçue depuis 1810 et la Farbenlehre (« Traité
des couleurs ») de Goethe, dont la perspective était
d’analyser « l’effet sensuel-moral des couleurs
sur le sens de la vision et, par l’intermédiaire de celui-ci,
sur l’humeur ». Difficile d’échapper
à cette appréhension dès le premier regard sur une
planche d’Enki Bilal et une autre de Nicolas de Crécy :
les dominantes bleues, blanches, grises du premier contrastent avec les
rouges, oranges et ocres du second. D’un côté une vision
mélancolique et pessimiste d’un monde froid, désincarné,
mort ; de l’autre une expression fougueuse de la folie.
On le constate, une fois sollicitée pour des raisons que nous dirons
décoratives (plutôt qu’économiques, afin de
revenir à un registre exclusivement esthétique), la couleur
endosse aussitôt des fonctions aussi nombreuses que variées :
signalétique, narrative, psychologique, symbolique, spatiale…
Polysémique, elle envahit le dessin. Au point que le trait, censé
en être l’essence, devient « cerne »,
que les aplats noirs se fondent en une couleur parmi les autres quand
ils ne disparaissent pas purement et simplement au profit de bleus nuit,
de bruns ou de pourpres. Expression de la lumière dont se détachent
le trait et les zones d’ombre dans le dessin noir et blanc, le blanc
lui-même n’a plus droit de cité : il doit être
recouvert pour faire oublier la surface du papier, support qui ne doit
plus se manifester que dans les bulles. Ces dernières peuvent,
dans ce contexte, poser de nouveaux problèmes : tout comme
les artistes de la Renaissance eurent une peine grandissante à
représenter les auréoles dans une peinture se faisant plus
réaliste, certains dessinateurs ont ressenti une gêne à
l’égard des bulles, ces exceptions aux conventions illusionnistes
qui gouvernent leur dessin. Certains, de Foster à Loustal, les
ont fait disparaître. D’autres, de Jacobs à Sienkiewicz,
ont colorié leurs phylactères. D’autres enfin leur
ont occasionnellement fait profiter du potentiel symbolique de la couleur,
des bulles vertes métaphoriques d’Astérix et la
Zizanie aux bulles bleues caractéristiques de Dr Manhattan
dans Watchmen. Demeurent blancs les espaces inter-iconiques et
l’hypercadre (les marges de la page). Afin de reconquérir
le blanc comme couleur à part entière dans la palette du
coloriste et non plus comme teinte naturelle du support, certains dessinateurs
ont parfois opté pour des marges noires ou colorées : dans
ce cas, explique Thierry Groensteen, « le blanc redevient
un coloris comme les autres, susceptible de se combiner à eux dans
le sein des vignettes. »
Gens de couleur
On l’a vu, la couleur, lorsqu’elle est employée, se
trouve investie d’un rôle considérable. Il est d’autant
plus paradoxal que cette charge soit traditionnellement déléguée
à un autre corps de métier. Longtemps, les coloristes ont
été tenus dans le plus strict anonymat, faisant de ces « gens
de couleur » de véritables « nègres »
de la littérature en images. C’est dans la bande dessinée
franco-belge des années soixante-dix qu’ils ont commencé
à être remarqués et surtout crédités :
Evelyne Tran-Lê (1971, L’Empire des mille planètes),
Studio Léonardo (1973, L’Orgue du diable) ou Anne
Delobel (1976, Adèle et la bête). Cette légitimation
se généralisa à partir du début des années
quatre-vingt. Jusqu’alors rémunérés selon un
système forfaitaire par planche, certains hissèrent les
couleurs de la contribution artistique et commencèrent même
à toucher des droits d’auteurs (soit environ 1% par exemplaire
vendu), le plus souvent à la demande des dessinateurs eux-mêmes
(Forest pour Danie Dubos, Hermann pour Fraymond, Cabanes pour Marianne
Rousseau…), lesquels furent priés par leurs éditeurs
de prélever cette aumône sur leurs propres royautés !
Cette reconnaissance aussi tardive que méritée permit alors
de relativiser la part du dessin à attribuer au dessinateur, et
apprécier à leur juste mérite les apports des uns
ou des autres. Elle permit aussi de distinguer des conceptions esthétiques
comme émanation d’un coloriste rapprochant plusieurs dessinateurs
(ainsi de Rochette, Veyron et Pétillon, qui se partagent les pinceaux
de Christine Couturier).
Des goûts et des couleurs…
La couleur a ses modes. Les années pop art (Jodelle de
Guy Peellaert, Saga de Xam de Nicolas Devil) et leurs conséquences
(Druillet, Forest…) ont achevé d’affranchir les couleurs
de tout « naturalisme », diffusant leur influence
dans les productions les plus classiques. Retour au classicisme, conséquence
de l’expansion de la couleur directe, influence de la mise en couleurs
informatique ? Toujours est-il que se manifeste çà
et là le désir de revenir à des couleurs « authentiques ».
C’est ainsi qu’en 1989 on a pu enfin lire Little Nemo
dans ses teintes originales, après avoir dû se contenter
pendant des décennies d’une alternance de planches monochromes
et de trames dénaturées ; que, après des années
d’altération progressive, les éditions Casterman ont
entrepris la restauration des couleurs des Aventures de Tintin,
inaugurée en 1996 avec la réédition de L’Ile
noire. On en vient même à rééditer des
classiques avec de nouvelles couleurs, mises « au goût
du jour ». Les quatre premiers albums des aventures de Blueberry
ont été recolorés par Claudine Blanc-Dumont, dans
le but de les harmoniser, à quarante ans de distance, avec les
couleurs affectées aux derniers albums et à la série
parallèle de La Jeunesse de Blueberry, désormais
dessinée par… Michel Blanc-Dumont ! Le succès
de l’opération a conduit les Humanoïdes Associés
à refaire les couleurs de L’Incal par Valérie
Beltran, afin de faire entrer le cycle de Jodorowsky et Mœbius dans
les canons chromatiques du moment. Les couleurs originales des quatre
premiers albums étaient dues à Yves Chaland puis Isabelle
Beaumenay (elle-même coloriste de Chaland, Floc’h, Arno, Giraud) :
ce récit de science-fiction post-moderne était donc relié
à ses aînés classiques par le truchement de la palette
de coloristes habitués à de subtils jeux de références
et réminiscences. Les nouvelles couleurs, au contraire, sacrifient
à la mode informatique, avec ses modelés 3D et ses ombres
omniprésentes, fort bien employées par Fred Beltran, mais
qui font souvent, dans L’Incal, redondance avec les pointillés
de modelés de la plume de Mœbius, qui sont l’essence
même de son style : lorsqu’en 1975 il réalisa
Arzach en couleurs directes, n’employa-t-il pas le même
trait saturé de hachures, et ne fit-il pas un usage très
classique, presque en aplats, de la couleur ?
Sélection des couleurs
Ces considérations nécessitent sans doute un rappel technique.
La conception de la couleur en bande dessinée repose – par
obéissance, par référence ou par opposition –
sur la procédure classique qui recourt au « bleu ».
Cette méthode de mise en couleurs ne se fait pas sur la planche
originale, mais sur une épreuve fournie par l’imprimeur,
déjà réduite au format de parution, où le
dessin est reproduit en gris ou en bleu très pâle (d’où
son nom : « bleu »). Le travail sur cette épreuve
papier est habituellement confié à un assistant, le coloriste.
Certains dessinateurs, tels Edgar P. Jacobs, se sont toujours refusés
à déléguer ce qu’ils considèrent comme
partie intégrante du dessin. Les autres (la plupart) considéraient
la couleur comme mineure et subalterne. Et d’ailleurs, venant après
un dessin qui a privilégié le trait de contour, et de façon
dissociée, la mise en couleur ne peut guère envisager son
intervention autrement que sur le mode du coloriage, le plus souvent en
aplats. Les couleurs posées sur le « bleu »
seront décomposées en cyan, jaune et magenta par le scanner
de l’imprimeur. Comme le noir a été filmé à
part, il restera noir pur, accentuant la prééminence du
trait de contour en venant se surimposer sur la trichromie. Cette technique
a engendré un style. On parle souvent de Tintin en convoquant
la notion de « ligne claire », qui fait ostensiblement
référence au trait, mais la couleur, dans cette œuvre
souvent comparée à du vitrail, obéit à des
lois équivalentes : jamais d’ombres, de dégradés
ou de modelés ; pas davantage de jeu de lumière :
le soleil est toujours « à midi ».
La technique du Ben-Day, peu connue mais très spectaculaire, est
fondée sur la séparation manuelle des couleurs. D’un
usage plus fréquent dans les années cinquante et soixante
qu’aujourd’hui et aux USA plutôt qu’en Europe,
le Ben-Day utilise directement les techniques de l’imprimerie en
offset, chaque ton étant obtenu par combinaison de trames qui correspondent
aux couleurs primaires. Ceci permet d’obtenir des teintes qui ne
sont jamais trahies, chose fréquente dans la sélection automatique
des couleurs par le scanner de l’imprimeur. Pour la quadrichromie,
il s’agira donc de réaliser quatre documents – bleu,
jaune, magenta et noir – en ayant décomposé mentalement
les couleurs choisies, couleurs qui seront donc obtenues en plaçant
ou superposant des trames de pourcentages différents sur chacun
des documents – un rhodoïd pour chacune des trois couleurs,
la planche pour le noir. Swarte, Chaland ou Chris Ware ont utilisé
cette technique par référence à un certain type de
bande dessinée, et pour sa haute fidélité. La magie
est de ne découvrir ses couleurs qu’au moment de la parution,
puisque durant la réalisation on n’a travaillé qu’en
noir. Ce travail de maniaque convient particulièrement à
la personnalité d’un Chris Ware : pour son Jimmy
Corrigan par exemple, il livrait à l’imprimeur des calques
et un guide for printers, au crayon de couleur sur photocopies. Adoptant
une démarche para-oubapienne, Jean-Christophe Menu a fait de cette
sélection des couleurs le sujet même de son récit
dans Les Aventures de Vert Thépamur. Le Ben-Day peut également
s’effectuer à l’aide de lavis successifs et non plus
de trames, ce qui exige une fantastique faculté mentale de décomposer
les teintes : les couleurs crues, parfois solarisées, de Richard
Corben sont ainsi réalisées au moyen de quatre lavis effectués
en noir et traités en photogravure simili. Tanino Liberatore, par
référence, cherchera le même effet en couleur directe,
mais en ayant recours à des outils inhabituels, allant jusqu’aux
crayons de maquillage !
Couleurs directes
Le recours à la couleur directe et son expansion représente
un grand tournant technique, mais surtout esthétique. Quelques
œuvres en couleurs directes avaient paru dans les années cinquante
et soixante en Angleterre (Frank Bellamy, dans Dan Dare aussi
bien que dans Heros the Spartan) et aux Etats-Unis (Harvey Kurtzman
dans Little Anny Fanny, créé en couleurs pour Playboy),
et même dans les pages du journal Tintin, (Cuvelier au
lavis, Jacques Laudy à l’aquarelle). En France, le premier
album réalisé en couleur directe fut Arzach, vite
suivi par Nicollet, Jeronaton, Eberoni, Bilal, Loustal, Barbier…
Après des décennies de règne des coloristes sur « bleu »,
les couleurs se retrouvaient soudain entre les mains des dessinateurs
eux-mêmes, intervenant dans le dessin, et non plus après.
Ce sont aussi quantité de techniques et de matières qui
pouvaient enfin s’exprimer : aquarelle, acrylique, pastel,
encres, crayons de couleur, peinture à l’huile, aérographe,
feutres… Avec elles, le rendu des matières et des lumières
se substitue à la simple mise en valeur du dessin par des aplats,
comme l’explique Thierry Groensteen : « La couleur
directe, c’est la couleur directement appliquée sur la planche,
indissociable de l’œuvre originale, non plus surajoutée
à une image qui pourrait se passer d’elle, mais constituant
sa matière même. Les dessinateurs qui se réclament
de cette tendance ont une approche plus physique et plus sensuelle du
médium, qu’ils abordent d’abord en plasticiens…
En somme, la couleur directe rend impropre l’expression “bandes
dessinées”, puisqu’il s’agit davantage, chez
Barbier, Bilal ou Vink, de “bandes peintes”. »
En dessinant les formes au lieu de les remplir, la couleur directe abandonne
parfois le trait de contour, et cherche le plus souvent à restituer
les modelés et les matières en un graphisme plus illusionniste
(Bilal, Hermann…), ou bien la recherche d’une forme d’expression
des émotions par les couleurs et leurs résonance (Mattotti,
de Crécy…). La première conséquence de cet
investissement total du terrain de la couleur par des dessinateurs très
nombreux (de Cabanes, Crespin, Denis, Goetzinger, Hausman, Hermann, Prado,
Schuiten ou Vink à Barbier, Beb Deum, Bilal, Breccia, de Crécy,
Eberoni, Loustal, Mœbius, Nicollet ou Sienkiewicz…) est l’affirmation
d’un picturalité possible de la bande dessinée, avec
des effets secondaires relevés par Sylvain Bouyer : « Ce
n’est pas un hasard si le nombre de cases par planche diminue et
les vignettes sont de plus en plus souvent conçues comme de petits
tableaux : l’image dilatée est devenue un champ plastique
nécessaire depuis que la mise en couleurs picturale a succédé
à la mise en couleur traditionnelle. » Selon la
même logique, nombreux sont les artistes qui mènent de front
une carrière de dessinateur de bandes dessinées en couleurs
directes et une activité de peintre : Lorenzo Mattotti, Alex
Barbier, Jacques de Loustal, Enki Bilal, Jacques Tardi… Ce qui a
fait voir à certains l’avenir sous de sombres couleurs (Benoît
Peeters en tête), craignant une dérive pictorialiste dans
les bandes elle-mêmes, et « le risque non négligeable
de détourner de la bande dessinée quelques-uns de ses auteurs
les plus talentueux. Le plaisir des grands formats, la découverte
d’une pratique plus gestuelle peuvent conduire à désinvestir
de la bande dessinée proprement dite une énergie graphique
dont elle aurait le plus grand besoin. » Certes Jean-Michel
Nicollet ou Didier Eberoni (lequel apportait à ses bandes dessinées
des techniques et composants secrets découverts dans l’exécution
de ses tableaux) ont délaissé le 9ème art pour toujours,
mais d’autres artistes polygraphes y sont revenus avec une palette
encore élargie (Mattotti, Barbier…).
La variété apportée par la couleur directe et la
diversité de ses techniques a permis aussi que se détachent
des personnalités graphiques. Tout sépare en effet les feutres
de couleur de Beb Deum et les encres et crayons de Cabanes, les acryliques
d’Eberoni ou de Nicollet, les aquarelles de Loustal et celles de
Barbier… Tous ces artistes ont ajouté une dimension supplémentaire
à la bande dessinée, modifiant même la façon
dont les dessinateurs restés fidèle aux traditionnels « bleus »
peuvent désormais appréhender la mise en couleur de leurs
planches. Désormais un certain nombre d’entre eux ont renoncé
à déléguer cette opération et se sont mis
à adopter une conception plus picturale de la couleur. André
Juillard, François Bourgeon ou Frédéric Bézian
en ont offert des exemples, et c’est particulièrement frappant
dans la série Sambre que dessine Yslaire. D’autres au contraire,
tel Got, ont recours à la couleur directe pour un usage minimaliste,
souvent monochrome… Démarche paradoxale en apparence seulement,
tant la couleur directe apporte des nuances qui renforcent le parti pris
monochrome.
On retrouve dans cette évolution de la couleur dans la bande dessinée
un équivalent de celle de la peinture telle que Henri Matisse la
résumait : « Dire que la couleur est redevenue
expressive, c’est faire son histoire. Pendant longtemps elle ne
fut qu’un complément du dessin. Raphaël, Mantegna ou
Dürer, comme tous les peintres de la Renaissance, construisent par
le dessin et ajoutent ensuite la couleur locale. Au contraire, les primitifs
italiens et surtout orientaux avaient fait de la couleur un moyen d’expression.
(…) De Delacroix à Van Gogh et principalement Gauguin en
passant par les Impressionnistes qui font du déblaiement et par
Cézanne qui donne l’impulsion définitive et introduit
les volumes colorés, on peut suivre cette réhabilitation
du rôle de la couleur, la restitution de son pouvoir émotif. »
Gilles
Ciment
Texte paru dans
Les
Musées imaginaires,
catalogue du
Musée provisoire
de
la bande dessinée
du CNBDI d'Angoulême. |