Des
pionnières à l'affaire d'Angoulême
la
place des femmes dans la bande dessinée
Dans
les derniers jours de 2016, l’association historique du Festival
international de la bande dessinée d’Angoulême a diffusé
sur les réseaux sociaux son nouveau logo. Les mots « Association
FIBD Angoulême » encadrent le « Fauve »,
mascotte du festival depuis 2007, imaginée par Lewis Trondheim,
auquel est accolé un avatar, rose cette fois.

© Lewis
Trondheim / 9eArt+ / FIBD
Si
le Crédit Lyonnais ou Peugeot avaient eu l’idée d’adjoindre
une lionne à leur lion, passe encore… Mais le Fauve, lui,
était indifférencié : quel besoin de lui concocter
une version prétendument « féminine » (car sa
couleur rose et sa queue en rond, par opposition à la queue dressée
de son compagnon, doivent avoir cet objectif) ? N’est-ce pas
l’aveu que, dans l’esprit de ceux qui cherchent à caresser
les auteurs dans le sens du poil de la parité, le Fauve était
jusqu’ici exclusivement masculin ? Les auteurs (et pas seulement
les autrices) ne s’y sont pas trompés, qui ont conspué
cette invention grotesque.
Mais comment en est-on arrivé là ? Un petit historique
s’impose (ce texte ne prétend pas faire un panorama des femmes
dans la bande dessinée, mais de faire un point sur la situation
aujourd'hui, précédé rapide historique, forcément
lacunaire).
Premiers
pas féminins
En étant très schématique, pendant des décennies
il n’y eut pas de femmes dans la bande dessinée francophone.
Puis, en gros, il y en eut une à partir de 1963 : la grande
Claire Bretécher. Celle-ci resta d’autant plus symbolique
qu’elle dépassa très largement le cadre des amateurs
(et amatrices) de bande dessinée, sa série la plus célèbre,
Les Frustrés, paraissant à partir de 1973 dans
les pages du Nouvel Observateur.
Mais elle fut longtemps isolée, parce qu’il n’y avait
pas de volonté éditoriale d’accorder une place aux
dessinatrices, du fait des vieilles habitudes machistes, du poids des
systèmes de représentation et notamment ceux édictés
par l’Église jusqu’en 1968 (certains voudraient y revenir…),
bref du sexisme plus ou moins conscient mais omniprésent. Certes,
de tout temps il y eut des femmes scénaristes, mais elles exercèrent
le plus souvent cachées derrière des pseudonymes asexués,
se soumettant ainsi à la manifeste « invisibilisation »
des femmes à l’œuvre dans le milieu.
Si une scénariste commença en 1973 une belle carrière
sous son nom (Laurence Harlé, créatrice de Jonathan
Cartland avec Michel Blanc-Dumont aux pinceaux), la première
dessinatrice connue, hormis Claire Bretécher, à publier
régulièrement dans un « journal d’hommes »
fut Chantal Montellier, qui se manifesta dès le milieu des années
70 dans la revue Métal Hurlant avec des histoires politico-policières
comme Andy Gang (sur les bavures) ou Odile et les Crocodiles
(la vengeance d’une femme bafouée).
Les
pionnières de Ah!
Nana
C’est donc parce qu’il n’y avait visiblement pas d’espace
pour l’expression des femmes que, sous la pression insistante de
Janic Dionnet et Trina Robbins – une dessinatrice américaine
de passage en France –, les Humanoïdes Associés lancèrent
en 1976, à côté de Métal Hurlant,
le magazine Ah ! Nana. Inspiré du Wimmen’s
Comix américain, il était réalisé par
des femmes : les Françaises Chantal Montellier, Olivia Clavel,
Nicole Claveloux, Florence Cestac, Marie-Noëlle Pichard (fille de
Georges), Keleck et Aline Issermann, mais aussi l’Américaine
Trina Robbins, l’Italienne Cecila Capuana, la Néerlandaise
Liz Bilj et bien d’autres.
© Florence Cestac – Humanoïdes Associés
Teinté de féminisme, il n’était pas non-mixte
(on y trouvait un homme invité par numéro, en somme l’inverse
de la proportion qui avait cours dans les autres publications) et surtout
pas anti-hommes, à une époque où un courant non négligeable
du mouvement féministe se revendiquait castrateur. Hélas,
frappé d’interdiction de vente aux mineurs et d’affichage
en kiosque pour cause de « pornographie » (dont
il était pourtant exempt, quand L’Écho des savanes
flirtait avec), condamné à l’invisibilité,
il ne put plus se vendre et disparut en 1978 après neuf numéros
riches en découvertes passionnantes, dont je fus un lecteur assidu.
Certaines des créatrices qui y furent révélées
devinrent illustratrices ou cinéastes, d’autres restèrent
en bande dessinée et creusèrent leur sillon, souvent isolées,
et les années suivantes virent bien peu de femmes apparaître
aux côtés de Chantal Montellier (que Métal Hurlant
continuait à publier après la disparition de la revue sœur),
Florence Cestac ou Annie Goetzinger. Les efforts de Nicole Claveloux pour
continuer à publier de la bande dessinée pour adultes furent
vains, et elle dut, comme beaucoup de ses consœurs, retourner à
la bande dessinée et l’illustration pour enfants, « pré
carré » assigné aux femmes.
Le XXIe siècle et la
féminisation
Si d’autres titres, comme la revue (À suivre) publiée
par Casterman, publiaient quelques femmes, il fallut attendre le début
des années 2000 pour qu’une véritable nouvelle génération
voie le jour. On peut identifier quatre moments importants qui marquèrent
ce tournant et favorisèrent une féminisation croissante
du métier d’auteur de bande dessinée.

© Chantal Montellier
Le premier fut le Grand Prix de la ville d’Angoulême décerné
en 2000 à Florence Cestac, qui reste à ce jour la seule
femme ainsi honorée par la manifestation majeure du neuvième
art.
Le deuxième fut le triomphe inattendu de Persépolis,
l’œuvre autobiographique de l’Iranienne Marjane Satrapi,
dont les quatre volumes parurent à L’Association entre 2000
et 2003, et qui a ouvert la voie à la Libanaise Zeina Abirached
ou l’Indienne Amruta Patil, pour n’en citer que deux.
Le troisième facteur fut l’explosion de la lecture de mangas
en France, qui entraîna la traduction massive de mangas créés
par des femmes pour un public de femmes : shôjo pour
les lectrices adolescentes et josei pour les lectrices adultes
(on sait combien le marché japonais du manga est segmenté
et cloisonné).
Le quatrième événement fut, sur le même principe
et pour la même motivation que la création de la revue Ah ! Nana
vingt-cinq ans plus tôt, le lancement en 2002 de la collection « Traits
féminins » aux éditions de L’An 2
dirigées par Thierry Groensteen, qui disait en la créant
qu’il espérait bien qu’elle n’aurait bientôt
plus de raison d’être (ce qui fut le cas, et elle a donc disparu).
Le temps de son existence, cette collection a publié de nombreuses
œuvres de premier plan signées Anne Herbauts, Jeanne Puchol,
Johanna, Sandrine Martin…
Parce que les autrices étaient devenues beaucoup plus nombreuses,
avaient enfin des espaces de création, étaient entrées
dans toutes les maisons d’édition – les petites d’abord,
bientôt imitées par les grandes –, faisaient des triomphes
dans la blogosphère, il y eut des initiatives pour mettre en lumière
cette évolution, pour l’accélérer, comme la
littérature universitaire ou journalistique sur la création
au féminin ou sur la représentation des femmes dans la bande
dessinée.

© Florence
Cestac
Une
première initiative structurante : Artémisia
Mais avant tout, ce fut la fondation par Chantal Montellier et Jeanne
Puchol de l’association Artémisia
et son prix motivé – comme naguère le prix Femina
– par le fait que les prix de bande dessinée ne couronnaient
que des hommes, et en ce sens excluaient les femmes des avantages matériels
et honorifiques de ce type de trophées. Artémisia se bat
pour promouvoir la place des femmes dans la bande dessinée et,
par conséquent, contre le sexisme et le machisme qui sévissent
dans la bande dessinée de 7 à 77 ans, pour que soient mieux
éclairées, mieux considérées, mieux valorisées
les œuvres des femmes. L’anaphore de son manifeste fondateur
est claire :
« Parce que la création BD au féminin nous
semble peu connue et reconnue, peu valorisée et éclairée,
quelques arbres surexposés cachant la forêt des talents laissés
dans l’ombre ou à l’abandon.
Parce qu’un regard féminin sur la production BD nous paraît
essentiel.
Parce que se donner le pouvoir de reconnaître et non pas seulement
de produire est un enjeu et un symbole des plus importants pour les femmes
qui participent à cette aventure.
Parce que la BD destinée à tous et largement diffusée,
reste un média dominé par l’imaginaire masculin, qui
véhicule des stéréotypes écrasants.
Parce que les jurys, notamment pour les présélections (voir
Angoulême), sont généralement composés des
seuls représentants du sexe dit fort.
Parce qu’il n’y a pas de raison pour que seuls la littérature,
avec son prix Femina, et le cinéma, avec son festival de Créteil,
aient droit à des espaces de légitimation et de reconnaissance
au féminin.
C’est pour toutes ces raisons (et quelques déraisons) que
nous avons créé un prix qui distinguera un album scénarisé
et/ou dessiné par une ou plusieurs femmes. Il sera décerné
chaque année le 9 janvier, date anniversaire de la naissance
de Simone de Beauvoir, et remis quelques jours plus tard. »

©
Chantal Montellier – association Artémisia
Mais d’où vient le nom d’Artémisia ? Le
destin d’Artemisia Gentileschi, la grande peintresse (on disait
ainsi, à l’époque) italienne du XVIIe siècle,
symbolise la femme artiste plasticienne dans nos sociétés
patriarcales, par-delà les temps et les régimes. Il a semblé
utile aux fondatrices de rattacher ce prix qui honore la bande dessinée
féminine, à l’histoire plus large, plus riche et plus
explorée de la création graphique au féminin, pour
ne pas risquer de s’enfermer elles-mêmes dans leurs propres
phylactères. Depuis le premier décerné en 2008, le
prix Artémisia, qui a acquis estime et notoriété,
a été attribué successivement à Johanna, Lisa
Mandel & Tanxxx, Laureline Mattiussi, Ulli Lust, Claire Braud, Jeanne
Puchol, Catel, Barbara Yelin, Sandrine Revel et Céline Wagner.
Une
seconde initiative militante :
le collectif et sa charte
Vers 1985, on comptait, en France, environ une dessinatrice de bande dessinée
pour vingt-cinq dessinateurs. La proportion d’autrices a triplé
en trente ans, pour atteindre environ 12 % de la profession en 2014
(nous verrons plus loin qu’il faut revoir ce chiffre à la
hausse). La présence des femmes reste comparativement très
faible, par rapport à la position majoritaire qu’elles occupent
dans la littérature de jeunesse (environ deux tiers des auteurs),
et même par rapport à la littérature générale,
où elles représentent depuis longtemps déjà
un quart des gens de lettres. L’éditeur et historien Thierry
Groensteen, qui a beaucoup enseigné, remarque pour sa part (1)
que les filles sont désormais majoritaires dans les écoles
spécialisées, et fait donc le pari que la bande dessinée
va continuer d’attirer à elles un nombre croissant de jeunes
femmes. Et c’est tant mieux.

© Julie
Maroh
Mais les choses avancent encore trop lentement. C’est pourquoi un
très grand nombre d’autrices ont constitué un « Collectif
des créatrices de bande dessinée contre le sexisme »
et ont publié, en 2015, une Charte du même nom, signée
par plus de 200 d’entre elles, c’est-à-dire à
peu près toutes les autrices de France et de Navarre, pour enfin
passer à la phase suivante, à savoir lutter contre le sexisme
ordinaire qui règne dans le milieu. L’histoire de leur rassemblement
a commencé en décembre 2013, lorsque Lisa Mandel contactait
trente autrices de bande dessinée pour recueillir toutes les questions
qui leur ont été posées « sur le fait
d’être une femme dans la BD », et ce, dans
le but de préparer l’événement parodique « Les
hommes et la BD » (depuis, culte !) pour le Festival d’Angoulême
2014. L’abondance de réponses et d’anecdotes à
caractère sexiste démontrait l’ampleur du malaise.
Et la goutte qui fit déborder le vase, c’est quand, au printemps
2015, Julie Maroh fut contactée par le Centre belge de la bande
dessinée pour participer à une exposition collective intitulée
« La BD des filles ». La personne chargée
du projet en résuma l’esprit en ces termes : « L’expo
“BD des filles” est une expo qui fera le tour de la BD destinée
aux filles de 7 à 77 ans. Ça ira de la BD pour fillettes
au roman graphique en passant par les bloggeuses, les BD pour ados, les
BD féministes, les BD romantiques pour dames solitaires, les BD
pour accros au shopping, j’en passe et des meilleures. »
Julie Maroh alerta par courriel 70 autrices de bande dessinée.
La consternation fut immédiate et unanime. Le « Collectif
des créatrices de bande dessinée contre le sexisme »
se créa alors, dépassant la barre des cent signataires en
quelques jours. Puis ce fut la rédaction commune d’une charte
et la création d’un site internet, bdegalite.org
pour la diffuser.

© James
Comme je l’ai dit, les femmes représentent toujours une petite
minorité parmi les auteurs de bande dessinée, et par ailleurs
l’écrasante majorité de la production courante véhicule
des stéréotypes « masculins », voire
carrément machistes, phallocrates et misogynes (comme dans le jeu
vidéo, le rap et quelques autres secteurs très fortement
« masculins »). Il est donc assez naturel que des
journalistes, souvent en retard sur un secteur qu’ils connaissent
mal, demandent encore « Qu’est-ce que ça vous
fait d’être une femme dans la bande dessinée ? »
(sous-entendu : cette production pleine de bombasses dessinées
par des mecs), comme ils demandent encore aux hommes qui ont pour profession
« sage-femme » ce que ça leur fait d’être
un homme dans un milieu professionnel historiquement et encore quasi exclusivement
féminin.
Cela s’explique donc, mais est devenu insupportable pour les 228
signataires de la Charte, qui réclament notamment qu’on en
finisse avec le pseudo-genre de « bande dessinée féminine »,
la notion de « sensibilité féminine »
et l’appellation « girly ». Elles attendent
surtout des professionnels de la filière qu’ils prennent
la pleine mesure de leur responsabilité morale dans la diffusion
de supports narratifs à caractère sexiste et en général
discriminatoire. Leur texte révélant quelques contradictions
ou ambiguïtés, il fut l’objet de discussions houleuses
sur internet, entre gens globalement d’accord, ce qui est toujours
amusant (2). Et puis vint
l’affaire d’Angoulême.
Angoulême,
acte 1 :
de la parité dans la sélection et son comité
Le 15 décembre 2015, les organisateurs du Festival d’Angoulême
présentaient le programme de l’édition 2016 et dévoilaient
la sélection officielle des ouvrages en compétition pour
les Fauves 2016. Tous les ans, mais sans doute chaque année davantage
que la précédente, cette sélection fait débat,
déclenche des controverses, voire des polémiques. Cette
sélection réunit 62 titres en tout, qui se répartissent
en plusieurs catégories, certaines s’incluant, d’autres
séparées, les unes jugées par le Grand Jury, d’autres
par différents jurys – le tout étant présenté
dans le dossier de presse du festival en un tableau qui laisse perplexe.
Le Grand Jury sera présidé en 2016 par Antonin Baudry (le
scénariste de Quai d’Orsay sous le pseudonyme d’Abel
Lanzac), entouré de Laurent Binet, écrivain, Nicole Brenez,
professeur de langage des images, Philippe Collin, journaliste, Véronique
Giuge, libraire, Hamé, musicien et réalisateur, et l’Américain
Matt Madden, seul auteur de bande dessinée de cet aréopage !
Dans les grands festivals compétitifs, à Cannes par exemple,
les critiques portent généralement sur le palmarès.
À Angoulême, c’est plutôt la sélection
officielle qui fait débat au sein de la profession et sur les réseaux
sociaux. Les reproches qui lui sont faits sont de diverses natures, dans
des débats où la subjectivité le dispute parfois
à la mauvaise foi, mais où beaucoup de reproches reposent
aussi sur des réalités incontestables : l’élitisme,
l’oubli de titres essentiels ou au contraire un côté
« catalogue d’incontournables », un prix du
public détourné par son imposant sponsor…
Un autre reproche, curieusement moins formulé, aura pourtant un
bel avenir dans les semaines suivantes : le sexisme. En effet, sur
les 82 auteurs figurant en couverture des 62 albums de la sélection
officielle 2016, ne figurent que 16 femmes (Zeina Abirached, Mai-Li Bernard,
Marine Blandin, Caroline Delabie, Marion Duclos, Édith, Marion
Festraëts, Anneli Furmark, Nicole J. Georges, Marion Montaigne, Delphine
Panique, Teresa Radice, Fiona Staples, Noelle Stevenson, Gwendolyn Willow,
Isabelle Merlet). C’est peu dans l’absolu, toutefois on peut
estimer que cette proportion de 20 % est proche de la part des femmes
parmi les auteurs de bande dessinée.
Mais le reproche qui fut adressé au festival par le décidément
très actif « Collectif des créatrices de bande
dessinée contre le sexisme » porta plutôt sur
le manque flagrant de parité dans la composition des instances
de décision que sont le comité de sélection et le
Grand Jury. Après avoir constaté que « de
plus en plus de femmes publient de la bande dessinée, mais encore
davantage de femmes font de la bande dessinée leur métier
et/ou leur passion : éditrices, libraires, universitaires,
bibliothécaires, journalistes, enseignantes, critiques, chargées
à la culture, attachées de presse, lectrices !
», le Collectif déplorait que, malgré « la
présence d’autant d’hommes et de femmes circulant sous
les chapiteaux du FIBD il n’en est rien pour les jurys de sélection
[…]. Sur les douze dernières années, le jury qui remet
les prix n’est constitué en moyenne que de 23,8 % de
femmes, proportion qui tombe à seulement 14 % dans le comité
de sélection (3) !
» Devant cet enjeu important, le Collectif demandait aux organisateurs
du Festival d’Angoulême d’appliquer la parité
dès l’année suivante, et proclamait : « Il
n’y a aucune raison de ne pas le faire. Qui a peur de la parité ? »

© Xavier Gorce / Le Monde
À
l’heure où les festivals comme les organismes publics, dans
leurs commissions et jurys, appliquent désormais une parité
d’ailleurs exigée par les textes, le Festival d’Angoulême
s’honorerait à ne pas rester l’un des derniers bastions
d’un sexisme d’arrière-garde. Pourtant, le rapport
du Collectif a beau être éloquent, il ne reçoit aucune
réponse de la part du prestataire chargé de l’organisation
de la manifestation. Silence radio. On aurait pu penser qu’être
interpellé ainsi par un Collectif regroupant la quasi-totalité
des créatrices de bande dessinée de l’aire francophone
européenne, aurait tout de même éveillé l’attention
des organisateurs de la principale manifestation française du secteur,
surtout quand on sait que la deuxième personnalité de l’équipe
du festival n’est autre que la présidente des Chiennes de
garde, cette association féministe très combative :
Marie-Noëlle Bas, véritable bras droit du délégué
général Franck Bondoux, est alors notamment en charge de
la programmation du festival !
Angoulême,
acte 2 :
les « nhomminations » pour le Grand Prix
Pour toute réponse, les organisateurs du Festival d’Angoulême
n’ont rien trouvé de mieux que d’annoncer, le 5 janvier
2016, la liste des nominations pour le prestigieux Grand Prix de la Ville
d’Angoulême, qui couronne chaque année un artiste pour
son œuvre. Cette fois, la liste de trente noms soumis aux suffrages
de la communauté des auteurs comptait 30 hommes et… pas une
femme ! Aucune femme ne semblait mériter cette distinction
aux yeux de l’organisateur du festival. Ce sont d’abord des
dessinatrices qui s’en sont émues le jour même sur
les réseaux sociaux. Lisa Mandel la première : « 30
nominés pour le grand prix au festival d’Angoulême,
pas une meuf. Attends Dude, c’est normal, en étant tout à
fait objectif aucune auteure ne vaut vraiment le coup pour un Grand Prix,
attends, même pas en nomination… Vazy trouves-en une, une
seule… Voyons voir… mmm… Claire Bretécher ?
Ah nan mais elle c’est pas la peine, elle a déjà eu
un prix y a longtemps là, un lot de consolation (en 1983, Claire
Bretécher reçoit un « Prix du dixième
anniversaire » parallèlement au Grand Prix attribué
à Jean-Claude Forest). Putain les mecs ? Vraiment ? Mais
qui fait la sélection, bordel ? Pourquoi personne ne voit
où est le problème ? » Puis le « Collectif
des créatrices de bande dessinée contre le sexisme »
publia un communiqué scandalisé sur son site pour s’élever
« contre cette discrimination évidente, cette négation
totale de [leur] représentativité dans un médium
qui compte de plus en plus de femmes ». En conclusion,
les femmes du Collectif déclaraient qu’elles ne voteraient
pas et en appelaient au boycott du Grand Prix 2016.

© Florence Cestac
« Boycott », le mot était lâché.
Les réseaux sociaux commencèrent à s’agiter,
la colère grondait. Et puis, dans l’après-midi de
ce 5 janvier, Riad Sattouf qui était cette année-là
en compétition pour les Fauves avec le tome 2 de L’Arabe
du futur mais aussi dans la liste des 30 nommés pour le Grand
Prix, publia un billet sur Facebook qui allait emballer la machine médiatique :
« J’ai découvert que j’étais
dans la liste des nominés au grand prix du festival d’Angoulême
de cette année. Cela m’a fait très plaisir !
Mais, il se trouve que cette liste ne comprend que des hommes. Cela me
gêne, car il y a beaucoup de grandes artistes qui mériteraient
d’y être. Je préfère donc céder ma place
à, par exemple, Rumiko Takahashi, Julie Doucet, Anouk Ricard, Marjane
Satrapi, Catherine Meurisse (je vais pas faire la liste de tous les gens
que j’aime bien, hein !) Je demande ainsi à être
retiré de cette liste, en espérant toutefois pouvoir la
réintégrer le jour où elle sera plus paritaire !
Merci ! »
L’information fut reprise dans les réseaux sociaux, mais
aussi dans les médias qui pressentaient l’inévitable
effet boule de neige qu’allait entraîner cette noble initiative.
Et en effet, en vingt-quatre heures, dix auteurs, soit un tiers de la
liste, firent défection : Christophe Blain, François
Bourgeon, Pierre Christin, Étienne Davodeau, Joann Sfar, mais aussi
les Américains Charles Burns, Daniel Clowes et Chris Ware, et même
Milo Manara, demandèrent à ne plus figurer parmi les nominations
pour le Grand Prix ! La presse s’emballait chaque fois un peu
plus. Et Franck Bondoux fut obligé de répondre. On imagine
qu’alors la très communicante Marie-Noëlle Bas devait
être sur le pont, surtout quand on sait que la liste en question
émanait du comité de programmation placé sous son
autorité…

© Lisa Mandel
Et pourtant, ça coinça. Parce que les éléments
de réponse, apportés en vrac dans une communication de crise
très mal gérée, se succédèrent et virent
le responsable du festival s’enfoncer chaque jour davantage sans
que jamais l’erreur fût reconnue (faute avouée aurait
pourtant été à moitié pardonnée), sans
non plus que des excuses fussent formulées. On se rendit même
compte, petit à petit, que la misogynie de la sélection
était parfaitement assumée par Franck Bondoux, qui déclarait
partout (à commencer sur le site
du festival) « Le Festival d’Angoulême
aime les femmes mais ne peut pas refaire l’histoire (de la bande
dessinée) »,
laissant entendre que ce n’était pas sa faute si les femmes
ont été non seulement moins nombreuses que les hommes, mais
aussi moins talentueuses.

Un
instant de télévision fit même très mal. Franck
Bondoux, invité sur le plateau du Grand Journal de Canal+, déclara :
« Le Grand Prix, c’est un prix qui récompense
un auteur de bande dessinée, ou une auteure… pourquoi pas,
pour l’ensemble de son œuvre. Clairement, sans les vexer, les
derniers lauréats, c’est Willem, c’est Bill Watterson,
c’est Otomo, donc des auteurs qui ont un certain âge, une
œuvre, aussi. Et la vérité nous oblige à dire
que quand on remonte dans l’histoire de la bande dessinée,
par exemple dans les publications que nous connaissons tous, Tintin,
Spirou, Pilote, (À suivre), Pif Gadget, il y a très,
très, très peu de femmes et qu’elles se comptaient
sur les doigts d’une main. Il ne faut pas qu’on fasse dans
l’art de la discrimination positive, qui n’a pas lieu d’être.
C’est-à-dire qu’on ne va pas mettre des femmes pour
le fait de mettre des femmes. Ce ne serait pas bien, si elles étaient
lauréates. » Ce « pourquoi pas »,
un brin condescendant, était prononcé par un Franck Bondoux
levant les yeux au ciel. La vidéo fit le tour du Net, et si cette
mimique et ces mots furent épinglés par beaucoup, les arguments
furent tous discutés et battus en brèche par les auteurs,
hommes ou femmes d’ailleurs.

©
Florence Cestac
Florence Cestac, seule femme à avoir reçu le Grand Prix
en quarante-trois ans de festival, répondit à une journaliste
du Journal
du dimanche qui l’interrogeait sur les réponses
de Franck Bondoux : « Le directeur du festival d’Angoulême
est un crétin total. » Propos que reprirent aussitôt
d’autres journaux, à commencer par Le
Figaro qui en fit un titre, et qui furent traduits dans la presse
du monde entier : « Franck Bondoux is a total moron »
écrivirent notamment d’innombrables médias américains,
qui s’intéressaient curieusement beaucoup au sujet. Et ce
qui se dégageait le plus aux yeux des commentateurs, c’était
sa réponse à un chroniqueur qui lui faisait remarquer qu’Étienne
Davodeau, présent dans la liste, n’avait rien à envier
à l’immense Posy Simmonds : « Le Grand
Prix est attribué par le vote des auteurs, par les confrères
et les consœurs. C’est le cas depuis deux ans. Et le festival
a introduit dans cette liste Marjane Satrapi et Posy Simmonds […].
Et en fait elles n’ont pas recueilli de votes de la part de leurs
confrères. » Quand la muflerie vient s’ajouter
au sexisme…

© Jean-Luc Cornette
Ensuite,
devant la bronca des auteurs, le festival annonça qu’il allait
« injecter » quelques noms de femmes dans
sa liste, sans retirer d’hommes, se montrant ainsi plus prévenant
avec le « sexe fort » qu’il ne l’avait
été avec le « beau sexe ». Une liste
de six noms fut même mise en ligne par le festival. Le temps que
quelques autrices déclarent ne certainement pas vouloir figurer
sur cette liste dans ces conditions, les noms furent retirés aussi
sec du site du festival. Puis celui-ci annonça qu’il n’y
aurait aucune liste du tout : les auteurs n’auraient qu’à
se débrouiller. Il appela cela un « vote libre »
et parla de « franchissement d’une étape ultime
dans la démocratisation de la désignation du Grand Prix,
après les réformes de 2013 et 2014 ». Un
bel exemple de langue de bois (et même de novlangue) pour parler
de la troisième modification, en quatre ans, du mode de désignation
des Grands Prix, marque certaine d’une improvisation peu professionnelle.
Mais revenons aux arguments avancés pour justifier la fameuse liste,
ou quand les justifications fallacieuses, déformation des faits,
mensonges, manipulation des chiffres, le disputent à la négation
même de toute importance de la création au féminin.
Le gros mensonge d’abord : Franck Bondoux
déclara, sur BFM
TV, que « le festival a invité officieusement
le Collectif des créatrices à dresser la liste de femmes
susceptibles d’être éligibles au Grand Prix »,
et ajouta : « Dans les suggestions, je n’ai
pas vu la liste de 5 ou 10 noms incontournables. » Le
Collectif a aussitôt dénoncé « un mensonge
éhonté » et démontré, copie
de courriel à l’appui, qu’elles avaient au contraire
refusé de se livrer à ce petit jeu dans lequel voulait les
entraîner Franck Bondoux : « Il n’est
pas de notre ressort d’établir une telle liste pour plusieurs
raisons. Déjà, il serait trop facile à nos détracteurs
de retourner contre nous le fait de proposer des autrices ayant adhéré
à notre Collectif en réduisant notre propos à une
croisade personnelle alors que nos intentions sont bien plus vastes. Mais
il serait aussi totalement idiot de nous priver de les citer sous prétexte
qu’elles en font partie. Ensuite et surtout, notre Collectif vise
à une conscientisation de notre milieu. La démarche aurait
donc infiniment plus de sens si c’était le comité
chargé de créer cette liste qui prenait ses responsabilités
en intégrant à cette liste les autrices qui y ont légitimement
leur place. Les membres de ce comité sont suffisamment cultivés
en bande dessinée pour les connaître et n’ont certainement
pas besoin de nous pour leur donner les noms des grandes oubliées
de ces présélections. »

© Pochep
Le petit mensonge ensuite, qui lui fit dire que le festival
avait déjà décerné deux Grand Prix à
des femmes, Florence Cestac et Claire Bretécher. Il se fit contredire
sur le plateau du Grand Journal par un chroniqueur qui avait potassé
son sujet et lui rappela que Claire Bretécher n’a reçu
qu’un Prix du 10e anniversaire en 1983, année où le
fameux Grand Prix couronnait Jean-Claude Forest. À ce jour, en
quarante-trois ans de festival, Florence Cestac est bien la seule, et
c’était en 2000 ! Ça n’empêcha pas
Franck Bondoux de répéter quelques jours plus tard cette
interprétation avantageuse dans une tribune publiée dans
Le
Monde.
La mauvaise foi : pour contourner l’argument
Bretécher, il déclara que le règlement (qu’il
se garda bien de produire) empêchait un prix anniversaire de concourir
au Grand Prix. Or Joann Sfar, Prix du trentenaire en 2003, figurait bien
dans la liste 100 % masculine.
L’argument fallacieux : pour justifier le
fait que Marjane Satrapi soit passée à la trappe, Franck
Bondoux avança qu’elle avait déclaré qu’elle
quittait la BD pour le cinéma. Or Bill Watterson, qui reçut
le Grand Prix en 2014, avait déclaré en 1995 qu’il
arrêtait la bande dessinée, et il n’y est en effet
jamais revenu.
Le faux argument : « en cherchant bien »,
dit le délégué général du festival,
on trouverait bien quelques noms, mais pas la parité, car ce serait
fausser la réalité. Or personne n’a jamais demandé
la parité dans cette liste, seulement de la mixité et une
juste représentation des femmes (ce qui pourrait, arithmétiquement,
représenter entre cinq et huit noms sur trente, parmi lesquels
on aurait bien évidemment trouvé celui de Chantal Montellier,
dont le rôle et l’influence dépassent très largement
son seul statut de « pionnière » de la bande
dessinée au féminin, ou celui de Posy Simmonds, par exemple).

© Sergio Salma
La récupération : pour montrer à
quel point le festival s’est attaché à valoriser le
travail des créatrices, il cita à l’envi Julie Maroh.
D’abord au Grand Journal, pour dire que c’était
grâce au Festival d’Angoulême que La vie d’Adèle
avait reçu la Palme d’or à Cannes, ce qui est assez
comique. Puis, dans sa tribune du Monde, pour parler du « Prix
attribué par le festival à son album Le bleu est une
couleur chaude », alors qu’il s’agissait précisément
du prix du… public !
La manipulation des chiffres : selon Franck Bondoux,
10 livres sur 40 sélectionnés étaient des livres
de femmes, soit 25 %. Or la Sélection officielle, qui comprend
aussi les albums Jeunesse, les livres du Patrimoine et les Polars, comptait
en tout 62 ouvrages, totalisant 82 auteurs. Sur ces 82 auteurs, 16 étaient
des femmes, soit une proportion d’un peu moins de 20 %. Pourquoi
tricher sur ce point, alors que 20 % est déjà une belle
proportion ?
La goujaterie : alors que ses propos sur l’éviction
de Marjane Satrapi et Posy Simmonds ont fait hurler à la muflerie,
Franck Bondoux y revint dans sa tribune du Monde quelques jours
plus tard, en insistant : « Marjane Satrapi et Posy
Simmonds n’ont recueilli chacune que… quelques voix »,
écrivit-il (les points de suspension sont de lui).

© Julie Maroh
La minimisation : dans sa tribune du Monde
qu’il prétendit être un « mea culpa »,
il ne reconnut qu’une « erreur symbolique »,
laquelle aurait été montée en épingle par
des médias qui mentent ou se trompent.
Le révisionnisme et l’ignorance : le
Grand Prix ne pourrait aller qu’à un auteur ayant une longue
carrière derrière lui, une grande œuvre de plusieurs
décennies, ce qui expliquerait qu’on ne trouve aucune femme,
puisque la féminisation de la profession est un phénomène
récent. Or quand Zep reçut le Grand Prix, en 2004, il n’avait
publié que quelques volumes d’une œuvre unique :
Titeuf, apparu en 1992. Quant à Riad Sattouf, nommé
pour 2016, il n’avait pas, à 37 ans, une carrière
beaucoup plus longue que celle de Zep douze ans auparavant.
Pour ce qui est de trouver des femmes ayant une carrière de plusieurs
décennies et méritant tout autant que les hommes nommés
de figurer parmi les nominations, plusieurs journaux se sont amusés
à en dresser des listes à l’attention de l’équipe
du festival. Ironie du calendrier, on annonçait alors qu’une
grande exposition ouvrirait quelques semaines plus tard à Londres,
consacrée à 100 femmes majeures de la bande dessinée
(Comix Creatrix : 100 Women Making Comics, à la
House of Illustration).

Visuel de l’exposition Comix Creatrix : 100
Women Making Comics.
© Laura Callaghan & House of Illustration
Toutes ces listes démontraient en tout cas une chose certaine sur
Franck Bondoux : une méconnaissance, pour ne pas dire une
ignorance profonde, de l’histoire du neuvième art. Et c’est
bien là le plus grave. Franck Bondoux, qui vient du sponsoring
sportif et est entré au FIBD par la recherche de partenariats,
s’est proclamé « délégué
général ». Or c’est une fonction qui réclame
un savoir et des compétences que, visiblement, il n’a pas.
En Suisse, le quotidien Le
Temps a relaté en détail toute la polémique
autour de « la liste Bondoux ». L’éloignement
géographique aidant, le journal helvète n’hésita
pas à mettre les pieds dans le plat en affirmant que « c’est
tout le système de la manifestation angoumoisine qui est visé :
sa gérontocratie, sa ringardise, son snobisme, sa méconnaissance
des nouvelles tendances dans le 9e art ».

© Terreur Graphique – Libération
C’est aussi un problème majeur pour Angoulême, les
pouvoirs publics, toute la profession, les partenaires et financeurs.
En effet, chaque année voit son lot de polémiques ou de
scandales, et cela semble s’accélérer. Je ne rappellerai
pas les guerres incessantes avec les acteurs locaux, notamment le CNBDI
devenu Cité de la bande dessinée, victime d’un véritable
harcèlement ; le cafouillage, déjà, autour de
l’académie des Grand Prix puis du mode d’attribution
du Grand Prix ; les polémiques sur l’opacité
des comptes et notamment de la gestion des financements des sponsors ;
les polémiques récurrentes sur la crédibilité
des chiffres de fréquentation ; le scandale des marques du
festival subrepticement déposées par Franck Bondoux au nom
de sa société 9eArt+, alors qu’il n’est qu’un
prestataire conventionné pour assurer l’organisation d’une
manifestation dont il n’est nullement propriétaire (il a
rendu les marques après une grosse colère du maire d’Angoulême) ;
la reconduction tacite de la convention lui confiant l’organisation
du festival, par la grâce d’un vice de forme opportun, alors
que l’ensemble des financeurs publics avait demandé une dénonciation
de la première convention pour lancer une mise en concurrence ou
au moins une renégociation des conditions et la rédaction
d’un cahier des charges.

© Terreur Graphique
Toutes ces affaires concernent, rappelons-le, une manifestation qui reçoit
plus de deux millions d’euros d’argent public, sans compter
les contributions et apports en nature des diverses institutions publiques
locales. Et une manifestation qui est la vitrine de toute une profession,
d’une filière majeure du livre, dont l’image se dégrade
considérablement à chaque nouvelle affaire.
Entracte :
le Prix Artémisia 2016
C’est dans ce contexte qu’est proclamé, le 9 janvier
(comme chaque année, date anniversaire de la naissance de Simone
de Beauvoir), le neuvième prix Artémisia décerné
à l’album Glenn Gould, une vie à contretemps
de Sandrine Revel (paru aux éditions Dargaud), une œuvre splendide
qu’il fallait d’autant plus saluer, que la sélection
officielle du Festival d’Angoulême, précisément,
était passée à côté !
La vie du pianiste mondialement connu, notamment pour ses enregistrements
des variations Goldberg au début de sa carrière en 1955
puis en 1981 peu avant sa disparition, fait, dans l’album de Sandrine
Revel, l’objet d’une biographie non chronologique, non linéaire,
mais construite comme des variations musicales, avec reprises de thèmes,
motifs répétitifs, contrepoints… Comme si la main
droite jouait une ligne mélodique correspondant à un moment
fort tel que l’enregistrement des variations Goldberg de 1981 tandis
que la gauche jouait un motif correspondant à l’enfance et
ses événements fondateurs, puis passait par-dessus la droite
pour jouer dans les aigus la mort prématurée de l’artiste.
L’autrice, en dessinant jusqu’à l’ivresse le
pianiste à son clavier et d’innombrables plans de ses mains
en pleine action, parvient à transmettre une part des émotions
musicales que nous avons tous ressenties à l’écoute
de Glenn Gould. Poétique et onirique avec ses images de manchots
sur la banquise ou de pianiste à tête de chien, le livre
regorge aussi de petites histoires et d’anecdotes sur les fantaisies
d’un artiste hors normes, sa façon de se tenir, sa chaise
trafiquée, ses gémissements incontrôlés qui
s’entendent sur les enregistrements… Autant que la structure
musicale des variations, le récit adopte la structure labyrinthique
de séances de psychanalyse pour nous dévoiler une part de
la psychologie de l’interprète, de sa nature intime, en passant
parfois par des séries de natures mortes sur les objets du quotidien
qui entourent son personnage.

© Sandrine Revel – Dargaud
Le dessin est tracé d’un trait qui caresse le papier comme
les doigts du pianiste effleurent le clavier, dans un réalisme
tout en rondeur et en douceur qui fait parfois penser à ces planches
de La guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert où
le piano joue aussi un rôle majeur. Quant à la gamme chromatique
des couleurs, elle est très particulière, presque exclusivement
composée de couleurs froides et délavées, bleu, vert,
vieux rose, gris perle… couleurs de la dépression qui gagne
progressivement cet artiste inquiet, asocial et hypocondriaque. Une belle
réussite, d’une grande sensibilité (que je n’ose
qualifier de féminine), cet album comblera les mélomanes
et les amateurs de bande dessinée exigeante.
Du fait des polémiques autour du Festival d’Angoulême,
de nombreux journalistes se sont tournés vers Artémisia
(et sa fondatrice qui en vit sans doute défiler davantage en une
semaine qu’en quarante-cinq ans de carrière…) pour
recueillir l’avis des membres du jury, et l’album de Sandrine
Revel a, par ricochet, bénéficié d’une couverture
médiatique inespérée.
Angoulême,
acte 3 :
pendant le festival, le combat continue...
Puis vint le festival. On se dit que l’envie de fête aidant,
les organisateurs ayant plus ou moins fait leur aggiornamento, les choses
allaient rentrer dans l’ordre. Hélas, dès la cérémonie
d’ouverture, l’agacement était au rendez-vous avec
les propos prononcés par Franck Bondoux, qui n’a pas pu s’empêcher
de se justifier de l’accusation de sexisme : « Les
femmes sont présentes. Elles sont présentes dans la sélection
officielle. Elles sont dix. Et on espère qu’elles seront
primées. Pas parce qu’elles sont femmes, mais pour leur talent.
Puisqu’il semble qu’elles ont du talent. »
« Il semble » ! L’inconscient
est fascinant quand il se manifeste ainsi…
Du sexisme, il fut ensuite question tout au long du festival.
Le jeudi, la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, décorait des
Arts et Lettres une brochette d’auteur.e.s dont cinq femmes, toutes
signataires de la Charte des créatrices de bande dessinée
contre le sexisme. Parmi elles, Julie Maroh fit savoir par son blog qu’elle
espérait que ce fût une blague, de peur d’une récupération
politique du mouvement antisexiste. Quant à la dessinatrice Tanxxx,
furieuse de n’avoir pas été avertie et de voir son
patronyme divulgué par le ministère, bafouant son droit
au « pseudonymat », a tweeté : « Chevalier
mon cul, que crèvent l’État et le ministère. »
Puis ce fut au tour de Chloé Cruchaudet et Aurélie Neyret.

Fleur Pellerin à Angoulême. © Julie Maroh
Le vendredi, la secrétaire d’État déléguée
aux droits des femmes Pascale Boistard a déjeuné avec…
des dessinatrices. N’aurait-elle pas dû plutôt convoquer
l’organisateur du festival, pour le sensibiliser à ce qu’il
appelle un « problème féminin » ?
À la faveur de ce déjeuner, il apparaît que le terme
autrice a été adoubé par le ministère au détriment
d’auteure. Tandis que l’on discute des mérites respectifs
de ces deux mots, que les uns proposent « autruche »,
d’autres « auteuse » ou « autresse »,
je me demande si « autesse » ne serait pas encore
mieux?: les machos de la profession ne seraient pas dépaysés,
ça sonnerait comme hôtesse d’accueil, hôtesse
de bar, hôtesse de l’air (et, dernière invention politiquement
correcte en date, l’« hôtesse de propreté »
qui a remplacé la technicienne de surface…).
Le samedi, une séance très instructive organisée
par le Collectif des créatrices de bande dessinée contre
le sexisme consistait à présenter au public des projections
de planches de bande dessinée anonymes et de lui demander de déterminer
si elles étaient l’œuvre d’un homme ou d’une
femme. Une petite minorité de planches a été attribuée
à des femmes, alors qu’elles étaient toutes l’œuvre
de femmes ! Les préjugés ont été démontrés
et démontés par cet exercice salutaire.
De leur côté, les « États généraux
de la bande dessinée » (EGBD), créés un
an plus tôt à Angoulême, ont livré le résultat
de leur première étude, consacrée aux auteurs. Un
travail remarquable, rigoureux et en profondeur, à partir des réponses
de près de 1 500 auteurs, donc très représentatives
et pertinentes. En commentant en public quelques-uns des chiffres de cette
étude, Denis Bajram, Valérie Mangin et Benoit Peeters ont
fait sensation. On étudiera en détail le rapport détaillé
disponible sur le
site des États généraux, mais retenons pour l’heure
deux données.
D’abord, un tableau décrivait crûment la situation
d’extrême précarité des auteurs, qui est plus
grave encore que l’on pensait : plus de la moitié d’entre
eux (53 %) touchent moins que le SMIC annuel brut, et plus d’un
tiers (36 %) sont même en dessous du seuil de pauvreté
(soit 12 024 € bruts annuels). Et chez les femmes, la situation
est encore bien pire?: deux sur trois (67 %) sous le SMIC et une
sur deux (50 %) sous le seuil de pauvreté !
Un autre chiffre remettait à l’ordre du jour la place des
femmes : on apprenait en effet qu’elles représentent
27 % des auteurs en activité. Jusqu’ici, le chiffre
avancé (et utilisé par Franck Bondoux pour se justifier)
était de 12,4 %, tiré du rapport de Gilles Ratier pour
l’ACBD. Ces deux chiffres ne sont pas contradictoires, et sont tous
les deux justes. Mais ils ne désignent pas la même chose,
et leur écart en dit long sur l’inégalité entre
hommes et femmes. En effet, le chiffre de l’ACBD concerne la part
de femmes parmi les auteurs ayant trois albums à leur actif et
ayant publié un album au cours de l’année écoulée.
Sachant que l’étude des EGBD démontre que les femmes
sont en moyenne beaucoup plus jeunes que les hommes dans la profession,
elles ont plus difficilement déjà publié trois albums
(surtout que beaucoup d’entre elles sont de la génération
issue de la blogosphère).
Par ailleurs, il apparaît que les femmes publient moins souvent
que les hommes, sans doute parce qu’elles ont moins de temps à
consacrer à leur création, étant plus accaparées
par les tâches ménagères et maternelles (sic),
mais aussi à cause d’un certain sexisme de la profession.
Ceci explique aussi qu’une moins grande proportion d’entre
elles ont publié un album dans l’année.
Angoulême,
acte 4 :
la coupe est pleine
Puis vint la cérémonie de remise des prix, qui a déclenché
la colère de toute la profession. On a essentiellement parlé
de la monumentale bévue que fut le canular complètement
raté consistant à décerner pendant près de
dix longues minutes de faux Fauves à de vrais albums réellement
en compétition, puis annoncer aux auteurs et éditeurs que
c’était une blague et passer à la vraie distribution
des vrais Fauves. C’était une réelle et cruelle faute
de goût doublée d’un manque de professionnalisme certain :
en effet, lorsqu’on s’amuse ainsi aux Oscar ou aux César,
on prévient les intéressés, on obtient leur accord,
on leur demande de participer, on prépare leur rôle et on
les fait répéter… Mais il y a eu beaucoup d’autres
« ratés » dans cette cérémonie,
notamment quelques allusions sexistes à la polémique qui
avait précédé le festival, et des « bimbos »
outrageantes, dénoncées le lendemain par Patrice Killoffer :
« L’humour, c’est super quand c’est drôle.
Là, c’était un accident industriel. Après la
polémique sur les femmes, ils font quoi?? Ils envoient deux potiches
avec des perruques faire les guignols sur scène. Ce festival souffre
d’un vrai problème d’amateurisme. »
Un amateurisme indigne d’une si grande manifestation, ce que n’a
pas manqué de relever la presse, notamment les médias étrangers.
Un exemple en Espagne : « Angoulême clôture
ainsi l’une de ses éditions les plus désastreuses
et malheureuses, qui a vu sa réputation de festival de bande dessinée
de référence gravement discréditée. »
Mais le festival ne s’excusa pas et revendiqua même sa liberté
de ton. Franck Bondoux, au cours d’une conférence de presse,
se dit victime de la « dictature du tweet » et attaqua le
public : « Certaines personnes ne savent pas apprécier
l’humour à sa juste valeur et c’est bien regrettable
(4). »

© Lewis Trondheim
Le fiasco de cette cérémonie et les outrages qui y ont été
commis ont fait déborder le vase. Après les auteurs et autrices,
ce fut fin février au tour de pas moins de 41 éditeurs,
par la voix de leurs deux syndicats représentatifs, d’apostropher
la ministre de la Culture pour l’appeler à une refondation
complète d’un festival qui doit être « repensé
en profondeur, dans sa structure, sa gouvernance, sa stratégie,
son projet et ses ambitions », faute de quoi ils boycotteraient
l’édition 2017 de la manifestation majeure de leur secteur,
et se réservaient même la possibilité de construire
eux-mêmes un autre moment fort dans l’année. Les auteurs,
à travers leur syndicat le SNAC-BD, ont approuvé l’appel
des éditeurs.
Et puis, n’oubliant pas quel premier dysfonctionnement avait cette
année déclenché la fronde et fait exploser la cocotte-minute
des insatisfactions et des colères, l’association Artémisia
pour la bande dessinée féminine publia à son tour
un communiqué :
« D’après le communiqué des éditeurs
de bande dessinée, “la dernière édition du
Festival a cumulé les errements : absence de femmes dans la
liste des auteurs éligibles au Grand Prix de la Ville d’Angoulême,
mécontentement des auteurs souvent maltraités par l’organisation,
baisse de la fréquentation, opacité dans les sélections
des prix, cérémonie de clôture désastreuse”.
En ce sens, Artémisia salue le courage du Syndicat national de
l’édition (SNE) et du Syndicat des éditeurs alternatifs
(SEA) et des 41 éditeurs et éditrices associé.e.s
qui dénoncent l’incurie répétée du Festival
de la BD d’Angoulême.
Depuis 10 ans, Artémisia critique le très faible taux de
femmes présentes dans le jury et le très faible taux de
femmes nommées. L’édition 2016 est en ce sens une
manifestation insupportable de ce sexisme qu’il est grand temps
de dépasser.
Pour Artémisia, la culture est un outil d’émancipation,
et restaurer l’image du FIBD passe par une véritable remise
à plat de son fonctionnement, de son financement et de sa gouvernance
et par une démarche de promotion culturelle à la hauteur
des enjeux que représente ce festival en France, mais aussi dans
tous les pays où il rayonne. Il en va de la légitimité
et de la crédibilité de cet événement.
Nous approuvons l’appel à la médiation et proposons
d’en faire partie. »
Angoulême
: finale ?
En réponse à cette bronca générale, le ministère
de la Culture et de la Communication annonça le 4 avril 2016
qu’il confiait une « mission de médiation »
à Jacques Renard, lequel instaurerait un « comité
de concertation » afin de redessiner l’organisation de
l’édition 2017 du FIBD. Les consultations commencèrent
aussitôt.
Le 12 juillet, c’était l’heure du bilan d’étape.
D’emblée le ministère préféra confirmer
le « profond attachement de l’ensemble des acteurs
concernés à la pérennité et au développement
de ce festival » mais annonça plusieurs changements.
D’abord dans la gouvernance du FIBD et la « répartition
des responsabilités qui s’y attachent » mais
également dans la composition des instances de sélection
et des jurys : « Une mesure a d’ores et déjà
fait l’unanimité des membres du comité : l’introduction
systématique de la parité hommes/femmes dans les instances
de sélection et les jurys institués par le festival ou ses
partenaires », soulignait le ministère. Que cette
mesure soit la première annoncée était révélateur
d’une véritable avancée.
Pourtant, une nouvelle mauvaise surprise attendait encore les observateurs :
mi-novembre, le Festival d’Angoulême annonçait en grande
pompe qu’il présenterait en janvier 2017 une grande exposition
« Valérian » pour entamer la promotion
du nouveau film de Luc Besson (sortie prévue en juillet 2017)
adapté des aventures spatio-temporelles imaginées par Pierre
Christin et Jean-Claude Mézières. Mais il se trouve que
la série de bandes dessinées, depuis dix ans déjà,
s’appelle Valérian et Laureline, de même que
la série d’animation diffusée à la télévision.
Une pétition est lancée pour que, sinon Besson, au moins
le Festival d’Angoulême répare cet oubli sexiste.

© Gally
Puis, le 9 décembre, lors de la conférence de presse
du festival 2017, l’organisateur semble mettre les bouchées
double, en insistant sur la présence de « nombreuses
auteures » dans la sélection officielle :
en réalité 16 sur 91 auteurs en compétition, ce qui
est conforme aux habitudes (et inférieur à la représentation
de 2016, qui comptait déjà 16 femmes, mais parmi 82 auteurs
en compétition), même si l’on met en avant, artificiellement,
Catherine Meurisse, Alison Bechdel et Sophie Guerrive. Autre signe fort
envoyé par l’organisateur : la présidence du
jury confiée à Posy Simmonds. En réponse à
FranceTV
Info qui titre « Cette fois le festival met
les femmes à l’honneur », Jeanne Puchol déclare
sur sa page Facebook : « Il était bien temps
que le message soit entendu, en effet… Genre “oups, on se
rattrape comme on peut”, après avoir enlevé Posy Simmonds
de la liste des postulants au Grand Prix en 2016, sous prétexte
qu’elle n’avait pas eu suffisamment de voix l’année
précédente. Encore un petit effort, les faux culs du FIBD,
vous y êtes presque. Et “cette fois” n’a pas intérêt
à rester un précédent sans lendemain. »

© Soulcié
Et vint, pour clore en beauté cette année 2016, le nouveau
logo de l’association FIBD, qui cherche à se donner un coup
de jeune, après son changement de président(e) en juillet :
sans doute pour tirer les enseignements du scandale du début de
l’année et caresser les auteur.e.s dans le sens du poil de
la parité, elle accole donc au « fauve »
noir historique (dans lequel on pouvait pourtant aussi bien voir un mâle
qu’une femelle) une compagne, cette « fauvesse »
rose qui sourit benoîtement, les yeux fermés, pendant que
son compagnon parle. Un tel opportunisme, conjugué à une
telle maladresse, n’est-il pas pathétique ?

©
Aymée de Jongh
Quelques jours plus tard, Artémisia remettait pour la dixième
année consécutive son Prix de la bande dessinée de
femmes. Et, pour ses dix ans, le jury innova et remet pas moins de quatre
prix, pour saluer la richesse et la qualité de la production féminine
de l’année 2016 : à son traditionnel Grand Prix
décerné à Céline Wagner pour Frapper le
sol (Actes Sud – L’An 2) s’ajoutent donc en 2017
un Prix spécial du jury (Quand viennent les bêtes sauvages
de Nicole Augereau, Éditions Flblb), un Prix Humour (Le problème
avec les femmes de Jacky Fleming, Dargaud) et un Prix Avenir (L’Apocalypse
selon Magda de Chloé Vollmer-Lo et Carole Maurel, Delcourt).
À suivre ?
Gilles
Ciment
Texte paru en 2017
dans le
Bulletin
des bibliothèques de France (BBF)
n°11,
pp. 148-166.
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