Conversation avec Emmanuel Guibert


Emmanuel Guibert par Nicolas Guérin (2010)

Formation

Quelles sont vos origines ?
Je suis né à Paris en 1964 dans un milieu bourgeois aisé… extrêmement agréable à vivre : j’ai des souvenirs merveilleux de mon enfance ; je vis avec en permanence et je pense qu’une grande partie de ce que je fais est conditionné par l’enthousiasme que m’a insufflé mon enfance, cette idée que la vie est quelque chose qui se célèbre. Dès qu’on a ressenti qu’il y avait des grandes capacités de joie dans l’existence, on se sent désireux de transcrire noir sur blanc les raisons d’aimer être là. A près de quarante ans, je me dis que je dispose de trois bonnes façons d’y arriver. D’abord, faire rigoler les gens, et singulièrement les petits, pour retrouver la source de mon amour de la bande dessinée et restituer aux enfants ce que j’ai moi-même ressenti en lissant les bandes que j’adorais. Ensuite, tenter de capter la vie par le biais du témoignage. Enfin la collaboration avec des copains avec qui je m’entends très bien et qui en même temps sont très différents de moi et m’emmèneront donc là où je ne serais pas allé seul. Une quatrième piste serait une écriture de fictions qui se bousculent dans ma tête sans trouver le moyen de s’échapper et qui se résument pour le moment à des prises de notes à n’en plus finir, toutes sortes de rêveries, sans déboucher sur des scénarios, parce que je suis une limace qui mène une vie très lente…

Quelles furent vos lectures d’enfance ?
Il y avait beaucoup de livres à la maison. Peu de bandes dessinées, mais il restait chez ma grand-mère celles que mon père avait lues petit, des Spirou de 1947-48, avec les premiers Lucky Luke, les fameuses biographies de Jijé qui m’ont beaucoup marqué… Sinon, j’ai lu tous ce que peuvent lire les enfants amateurs de bandes dessinées que l’on ne restreint pas dans cette passion : Tintin, Spirou, Pif, journaux auxquels on était abonné à l’époque. Souvenirs merveilleux, qui me font aussi reconnaître une qualité de magistère à la bande dessinée : le nombre de choses de l’existence que j’ai apprises par elle est considérable. Par exemple, Goscinny a caressé mon intelligence dans le sens du poil. Il m’a mis dans des états d’excitation du simple fait que je me donnais l’impression de comprendre ce qu’il me disait ou, de façon encore plus perfide, de ne pas comprendre ce qu’il disait. Tout cela avec de l’humour et de l’émotion – car je n’ai jamais vu des silhouettes de papier découpé gigoter : j’ai toujours ressenti une proximité avec ses personnages, jusqu’à être bouleversé quand Lucky Luke, visiblement ému, ne parvient pas à rouler sa cigarette pendant la lecture du testament du vieux Baldy dans Le Pied-tendre
J’ai eu rapidement une collection de bandes dessinées fournie, qui est devenue une espère de bibliothèque de prêt pour tous mes copains.

Quand avez-vous commencé à dessiner ?
Tout de suite ! « Crayon » a été un des premiers mots que j’ai prononcés. J’ai donc très vite réclamé de quoi travailler et j’ai dessiné beaucoup avant même d’aller en classe, sans que mes parents se rendent vraiment compte, croyant que je gribouillais comme tous les enfants. J’ai grandi dans ce qui s’appelait encore les Basses-Alpes, le pays de Giono. A mon entrée à l’école, la maîtresse est passée derrière moi et m’a glissé : (prenant l’accent provençal) « Il faudra que tu dises à ta mère de venir me voir. » Comme elle ne m’en a pas dit plus, j’étais dans mes petits souliers, croyant avoir fait une bêtise. Le lendemain, la maîtresse a dit à ma mère : « Votre fils ne dessine pas comme les autres enfants. Il y a dans ses dessins de la perspective, de la profondeur de champ… Il n’y a rien à faire, mais sachez-le : il est spécial. » La première réaction de mon père fut amusante : alors que j’avais cinq ou six ans, il m’a emmené le samedi suivant chez un fournisseur d’art et m’a acheté un chevalet et un petit manuel pour savoir dessiner les animaux sauvages, que j’ai toujours. Tout cela s’est évidemment échoué dans un coin de ma chambre, parce que j’ai continué à faire ce que j’avais toujours fait, c’est-à-dire dessiner à plat-ventre sur le tapis. Je n’ai plus arrêté. La saga familiale, les aventures de mes parents et grands-parents, constituait le terreau des histoires que je racontais en dessins. Je ne savais pas encore écrire que je dessinais déjà des bulles avec des gribouillis dedans ! Cela venait bien entendu des bandes dessinées dont on me faisait la lecture alors que je ne savais pas encore lire : je me rappelle ma grand-mère Jeannine me lisant Objectif Lune et On a marché sur la Lune quand j’avais peut-être quatre ans et j’ai encore dans l’oreille toute la tirade de Tournesol sur le zouave, puisqu’elle faisait toutes les voix.

Par la suite, comment avez-vous perfectionné votre pratique précoce ?
En copiant, bien sûr. Copier ne m’a jamais donné très bonne conscience. Je pensais que ce n’était pas très bien. Je me faisais des posters pour ma chambre, avec des Lucky Luke, etc. J’ai même fait des bandes dessinées où j’ai utilisé des cases du Totoche de Tabary, en remplaçant les noms par ceux des copains pour en faire une saga personnelle. A côté de ça, je créais mes héros et dessinais mes histoires qui n’allaient jamais bien loin car le problème de l’enfance est qu’on se lasse vite des histoires… mais j’ai bouclé des histoires de cinq ou six pages vers onze-douze ans.

Faisiez-vous déjà des recherches techniques ?
Comme aujourd’hui, j’ai toujours été accablé par mon incapacité à maîtriser les choses. Ça n’allait jamais. Je me rappelle ma conscience douloureuse de ne pas pouvoir tracer un cercle parfait à main levée quand j’étais petit ! Ou encore l’abîme de doute dans lequel me plongeait un personnage de Disney se découpant sur un ciel uniformément bleu. Je ne savais pas qu’on utilisait des masques, je ne connaissais pas la technique de l’aplat, les pistolets à projection… J’essayais donc de reproduire avec mes faibles moyens des choses qui me paraissaient éblouissante, et mon arrière-plan était pourri, on voyait les raccords… Moins j’y arrivais, plus ça m’excitait et plus j’essayais : c’est comme ça qu’on progresse, qu’on découvre ses propres techniques… C’est ce mécontentement chronique que j’ai de ne pas pouvoir vraiment atteindre une espèce d’aisance absolue (qui serait d’ailleurs certainement le comble de l’ennui), qui me pousse à continuer à chercher des solutions.

En dehors de la bande dessinée, avez-vous eu un autre apprentissage de l’art ?
Oui, on m’a emmené voir des expositions ; à la maison, les livres sur la peinture me plaisaient beaucoup. Mais je ne faisais pas vraiment la différence : toute cela, c’était des choses que j’avais envie de faire. Si je fais plutôt de la bande dessinée que de la peinture, c’est que visiblement cette voie m’a plus excité que toute autre, sans doute d’abord parce que je voulais raconter des histoires. Comme Goscinny !

Avez-vous en mémoire une grande découverte graphique ?
J’en ai eu beaucoup. Mais principalement, comme toute ma génération, Disney et Hergé. Un peu plus tard Franquin, Morris et les autres. Evidemment, ce sont les plus connus, donc ceux qu’on nous met sous le nez le plus tôt… Après, il y eut quelqu’un dont on ne parle plus assez, c’est Gotlib !

Et en littérature ?
Une fois passée l’époque des bibliothèques Rose et Verte, Oui-Oui, Le Club des Cinq, j’ai commencé par lire Pagnol, puis ai beaucoup aimé la littérature policière accessible aux enfants comme Agatha Christie, Gaston Leroux, Raymond Leblanc… Puis j’ai l’impression que je suis tombé du jour au lendemain dans une autre littérature. Je me revois à l’arrière d’une voiture en train de lire L’Âge de raison de Sartre : je devais avoir treize ou quatorze ans… Toujours avec cette opiniâtreté qui me caractérise, je pouvais m’envoyer des plâtrées jusqu’à m’en rendre saoul, mais avec la volonté d’aller jusqu’au bout. Et j’ai fait des rencontres prodigieuses : Stevenson, Proust que je relis maintenant... J’aime bien le cinéma, j’aime beaucoup la musique, mais la lecture est sans doute ce qui me convient le mieux.

Quelles furent vos études ?
Bac littéraire, puis une année de préparation aux Arts Déco à l’école Hourdé, parce qu’il était convenu avec mes parents que je devrais être diplômé dans l’ordre de ce que je désirais faire, et parce que les Arts-Décoratifs avaient bonne réputation. J’ai eu le concours et suis resté six mois aux Arts Déco, que j’ai quittés parce que j’ai commencé à travailler très fort. Et aussi parce que dans ces premières années dites « de tronc commun » où l’on est censé tout faire pour se déterminer, si l’on arrive fortement déterminé comme je l’étais, ça ne peut pas très bien se passer. Ce que l’on aime – en l’occurrence la bande dessinée – a tendance à se rendre assez visible aussi bien dans les façons de faire que de se comporter, ce qui peut prendre un certain nombre de professeurs à rebrousse-poil. Je n’ai pas eu affaire à une hostilité particulière, mais comme je travaillais la nuit dans des agences où je faisais des illustrations et des story-boards, je faisais aussi de la bande dessinée et un petit journal avec des copains, je n’avais plus le temps de rendre les travaux demandés et les profs me demandaient de choisir entre eux et le boulot. A un âge où l’on a vraiment envie de se prouver qu’on peut commencer à gagner se vie, on se dit qu’on aura une vraie reconnaissance. Si un prof vous note mal, vous vous dites que c’est un idiot ; s’il vous note bien il vous reste un doute : « Oui, mais que se passera-t-il lorsque je serai vraiment en situation d’avoir à faire mes preuves ? ». Dès que cette situation s’est présentée, je suis parti.

La préparation et ces six mois d’école ont-ils apporté quelque chose à votre pratique ?
Ça n’a pas été négligeable. D’abord je me suis fait des potes, notamment un ami merveilleux, Frédéric Lemercier, avec lequel je vais enfin essayer de faire de la bande dessinée, ce que nous n’avions jamais réussi à faire, car c’est un pur graphiste, même essentiellement un typographe, merveilleux metteur en page. C’est excitant.

Quel genre de travail faisiez-vous la nuit ?
Principalement du story-board pour des vidéo-clips ou des films. C’était une façon de faire mes armes, pas si éloignée de la bande dessinée, rémunératrice… C’était amusant à faire. Et puis j’ai rencontré les gens d’Albin Michel qui m’ont demandé de faire un album. Ce fut Brune.

Les croquis d’observation

La grâce de notre boulot, c’est que lorsque l’on est concentré sur son dessin, on est au plus profond de soi-même, et en même temps on est parti. Et je trouve qu’il n’y a rien de tel. Mais après une période où on a beaucoup exprimé, il faut de nouveau absorber : après Brune, l’éponge était vraiment pressée et le besoin se faisait sentir de telle façon, que j’ai décidé du jour au lendemain de faire du dessin d’observation « disciplinairement », c’est-à-dire de façon systématique : au bas mot un croquis par jour pendant un certain temps. Je me suis donc acheté une belle pile de carnets, je suis sorti avec et ai commencé à dessiner ce qu’il y avait autour de moi. J’ai tenu longtemps, puis j’ai relâché la ceinture, mais je continue à le faire très régulièrement. C’est ce qui m’a fait le plus de bien ces dix dernières années, ça m’a apporté énormément : aujourd’hui mon dessin me remercie de m’être mis dans l’œil un certain nombre de choses par le biais des dessins d’observation exécutés depuis dix ans. De plus, le fait d’utiliser des techniques qui contrarient le papier, avec des outils inattendus… m’a fait aussi découvrir des procédés que j’ai ensuite réutilisés dans mes albums. En faisant ces croquis, je sens le dessin se libérer, se dilater, aller plus aisément dans des zones où il ne s’aventurait pas auparavant. Il y a des royaumes qui se refusent à vous pendant un certain temps ; il y en a dont je me sens toujours exclu. Le cheval, par exemple : j’en ai dessiné pas mal, mais ce n’est pas mon monde. Les mains, pendant un certain temps, n’ont pas été mon monde. Et un jour j’ai pénétré dans le monde des mains, grâce au croquis. Plus précisément par l’observation : le croquis n’existe pas, c’est la trace qui reste d’un moment où on a regardé quelque chose. C’est à cela qu’il sert. Le drapé est un bon exemple de son utilité : si on aime la bande dessinée, quand on est gosse, on se colle dans l’œil les techniques des auteurs qu’on admire. On a ainsi vu des générations de gens qui ont dessiné des vêtements d’après Jacobs, en ayant recours à des solutions qui ne sont pas senties, pas comprises, pas satisfaisantes… Jusqu’au jour où on commence vraiment à se coltiner une épaule, un bras plié, le pli d’un pantalon… Je suis étonné du plaisir et de la satisfaction qu’a pu m’apporter, certains après-midi, le dessin du pantalon d’un gusse pendant un trajet en métro. Et puis à la prochaine station, il va emporter ses jambes avec lui : il faut donc faire vite…

Allez-vous donner un prolongement éditorial à ces travaux d’observation ?
En octobre va sortir mon premier livre de croquis, aux éditions Ouest France (La Campagne à la mer), qui sera peut-être le premier d’une série, si tout va bien. C’est un gros boulot de sélection de dessins, d’autant que j’ai souhaité les associer à mes carnets d’écriture, remplis de croquis littéraires (procès verbaux de conversations notés tels quels, proverbes glanés ici et là, etc.). On a décidé de commencer par un livre de 150 pages sur la Normandie.

Est-ce de cette pratique que vient le passage du dessin presque hyper-réaliste de Brune à un dessin plus expressif mais beaucoup plus économe ?
Sans doute le croquis, mais aussi la « bouteille », l’expérience. Je prépare un livre avec un copain photographe. Nous allons procéder comme avec Alan : j’ai enregistré ce copain et lui ai demandé de m’expliquer pourquoi il était reporter photographe. Nous avons découvert que nous étions cousins : il photographie, je croque… (nous nous sommes même posé la question de voyager ensemble…). Et nous sommes arrivés à la conclusion que pour bien photographier, pour bien dessiner, il faut bien vieillir, c’est-à-dire qu’il ne faut pas se racornir, se scléroser, se renfermer, il faut rester en vie. Pour que le dessin reste vif, il faut régulièrement se donner un coup de pied aux fesses, parce que notre existence – en tout cas la mienne –, si elle est très agréable, peut aussi avoir un côté lénifiant. Quiconque, quoi qu’il fasse, est menacé par le train-train. Le croquis a servi à cela aussi : une aération pour que le dessin reste une émanation de moi, qu’il exprime ma présence au monde…
Pour répondre sur l’économie de moyens, il est sûr que lorsqu’on se met à comprendre mieux, on synthétise mieux. Généralement, quand on en remet beaucoup, c’est qu’on tourne autour de quelque chose de problématique. Quand une partie du voile se lève, cela permet tout simplement de passer à autre chose. Dans une Brune, tout – les anatomies, les perspectives… – cherche à affleurer à la surface, à prendre sa place : il est clair que je ne me sens à l’aise avec rien de tout cela, je me sens incapable de m’en sortir, tout en ayant une fringale de le faire. Donc j’essaye de tout border, au détriment de ce que je raconte. Puis vient le moment où cette nécessité se fait moins forte parce que l’essentiel se dégage, en l’occurrence la nécessité de raconter bien une histoire et parce que votre dessin, s’il a bien évolué, vous sert dans ce propos en allant plus naturellement à l’essentiel.

Raconter des histoires

Quelle fut votre part dans le scénario de ce premier album ?
J’ai écrit Brune d’après un scénario qu’on m’avait donné. J’ai fait ma sauce à partir d’une chose avec laquelle je n’étais pas très d’accord. C’est la faute à l’âge que j’avais à ce moment-là (vingt ans).
Par la suite, pour raconter des histoires, vous avez multiplié les types de relation entre scénariste et dessinateur, étant tour à tour illustrateur de scénarios de Joann Sfar ou David B., adaptateur des propos d’Alan, scénariste pour Sfar encore ou pour Marc Boutavant…
Quand j’ai commencé à faire ce métier, je pensais que je travaillerais toujours seul. Peut-être parce qu’aux Arts Déco je n’ai pas rencontré de gens comme moi : il ne m’est pas arrivé ce qui est arrivé plus tard aux gens de l’Association. J’ai donc longtemps cru que je serais tout seul. Quand, du jour au lendemain, j’ai rencontré les gens de l’atelier, j’ai vu des gens tellement talentueux que je me suis dit « Voilà des amis, travaillons ensemble ! » Je pense qu’un jour je ferai les deux, mais je suis tellement plein d’admiration pour ce que font Joann ou David que je ne me force pas à le faire plus vite : ça viendra en son temps.
Je reconnais la même légitimité au travail sur Alan : j’ai rencontré, en écoutant ce septuagénaire me raconter sa vie, tant de résonances en moi avec des choses très intimes, qui correspondent tellement à ce que je veux dire sur la vie, que j’ai pensé « qu’il le dise ou que je le dise, c’est pareil.» Dans la formation de tout artiste, il est un temps où il est infantilisé par les grandes œuvres : « Oh là là, des mecs ont fait ça, à quoi bon se lancer, je ne serai jamais à la hauteur… » Puis on se dit : « Ils l’ont fait, donc c’est fait, déposé, consultable. » D’infantilisant, cela devient libérateur : « A moi de faire aussi quelque chose, à côté, qui restera ou pas, peu importe. » L’essentiel est que des gens puissent dire quelque chose de l’ordre de l’expérience humaine, et que ça reste. Alan n’a pas eu ma vie, on était différents, mais on avait suffisamment de choses en commun pour se comprendre et s’apprécier, et il a dit des choses sur l’enfance, la sortie de l’enfance qui m’ont suffisamment marquées pour j’en sois plus que le témoin. Je n’ai pas l’impression de servir un autre propos que le mien en racontant les histoires d’Alan – et en même temps ça m’a donné cette liberté que l’on a quand on déforme la parole d’un autre. Il m’est parfois difficile de justifier devant autrui ma propre parole (comme je dois le faire en répondant à des questions sur mon premier album, par exemple…) mais je n’ai aucune difficulté à parler d’Alan parce que c’est Alan – et pourtant il est clair qu’en même temps c’est moi. Parce que c’est lui, l’énergie qui est la mienne lorsque je me mets au travail sur ses pages est intacte lorsque je dois en parler. Par sa présence, Alan a rendu extrêmement précieux des moments de mon existence. Le travail que je fais aujourd’hui consiste essentiellement à rester avec lui. Sa parole a la qualité qu’ont les grands conteurs ou les grands littérateurs, qui est d’être une parole vivante. Quand les premières histoires ont paru dans Lapin, j’avais déjà quelques soutiens non négligeables, à commencer par celui de Jean-Christophe Menu à L’Association, mais beaucoup de gens me disaient « Mais il n’y a rien, là-dedans… Ça ne raconte rien… » Mais j’étais confiant. Je pense qu’on peut encore dire ça au bout de 160 pages, mais après 500 ou 700 pages on reconnaîtra la valeur de sa parole.

Mais contrairement aux scénaristes que sont Joann Sfar ou David B., Alan est un orateur qui ne vous donne pas des histoires à dessiner, et qui n’a pas sur votre travail le regard de dessinateur qu’ont les autres. Cela fait-il une différence ?
La grande différence, c’est que c’était ses souvenirs que j’apportais à Alan sous forme de dessins. Aussi troublante que puisse être la confrontation, il joua le jeu à 100% dès les premiers dessins qu’il vit. Même s’ils ne coïncidaient pas avec ce qu’il avait vécu, il considérait que c’était ma part et que j’avais toute latitude de faire ce que je voulais. Il m’a juste repris sur des éléments techniques très spécifiques. Alan avait une sensibilité artistique très développée. Il a écrit des poèmes, fait de la poterie, joué du piano… mais toute sa vie a comploté à le détourner de sa vocation. En revanche, il admirait l’expression artistique des autres. Cela a d’ailleurs contribué à atténuer la différence d’âge qui nous séparait en lui faisant adopter une position de respect et de superstition vis-à-vis de moi, miroir de celle que je pouvais avoir vis-à-vis d’un homme de soixante-dix ans couturé de partout… Cela nous a aidé à avoir le même âge dans nos conversations.
Dans mon travail avec Joann ou David, il y a un côté qui s’adresse à chacun d’eux et à la connaissance que j’ai d’eux-mêmes et de leurs goûts. Le côté épistolaire de la bande dessinée est très plaisant : tu m’envoies mon scénario, je te renvoie mon dessin… ce sont des lettres qu’on s’adresse.

Quelles sont les différences entre les cartes postales que vous envoyez à Joann et celles que vous envoyez à David ?
David m’a fait refaire ma première planche du Capitaine écarlate. A partir du moment où on a été d’accord, il était un spectateur heureux. Avec Joann, c’est toujours plus chaotique parce qu’on se travaille au corps, on s’observe… Pour La Fille du professeur, j’étais très présent sur le scénario : j’ai même écrit des pages, suggéré des modifications sur ses textes, ce qui était facilité par le fait que nous travaillions côte à côte à l’atelier. On se prenait le bec pour le bien de l’histoire. Quand on a recommencé à travailler ensemble sur Les Olives noires, j’ai eu quelques velléités à recommencer, mais il m’a bien remis à ma place, en quoi il a eu parfaitement raison. Maintenant je suis dans une logique de tentative de compréhension la plus aiguë possible de ce qu’il me propose : le texte arrive, pas question d’y toucher, il faut simplement le porter, servir par l’image. Et Joann ne me passe rien.

Pourquoi, pour cette histoire, être passé à la plume  ?
Parce que j’avais l’impression de cacher un peu mon trait derrière le lavis et mille techniques qui n’étaient pas l’épure du trait. J’ai conservé l’intermédiaire du crayonné, que j’ai finalement abandonné pour Sardine de l’espace, puisque j’en reprends le dessin : je débouche mon stylo à bille, j’écris du texte en haut à gauche des cases et je dessine en dessous. Ce n’est pas la technique de Joann, ni son format, puisque je travaille au format de parution.

Sardine de l’espace était destiné à un dessinateur très particulier. En reprenant le dessin, avez-vous changé d’approche ?
Pas du tout. Joann et moi aspirons à écrire l’un pour l’autre comme on écrirait pour soi. Et même si l’on écrit pour quelqu’un, avec son esprit, son graphisme, on commence par écrire seul et pour soi-même. Curieusement, alors que Sardine est de loin ma série la plus fournie, puisque j’ai dépassé les 500 pages, je n’ai pas l’impression de plus maîtriser le scénario aujourd’hui qu’au début. Chaque scénario est achevé à l’arrachée, sans jamais la certitude que le suivant sera à la hauteur ou même viendra… Mais j’ai avec les personnages la familiarité que l’on a avec quelqu’un qui vit avec vous depuis cinq ans, ce qui me déleste d’un certain nombre d’interrogations ou d’angoisses que je pouvais avoir au début.
Il m’est d’ailleurs arrivé une mésaventure : il a été question d’une série animée tirée de Sardine alors même qu’un seul épisode était paru ; j’ai dû pour cela réaliser une « Bible », ce truc qui décrit la façon de s’habiller, la marque de brosse à dents… toutes choses que je ne savais pas, ne voulais pas savoir pour les découvrir au fur et à mesure… Ce fut cauchemardesque ! Je me suis empressé d’oublier tout ce que j’ai dû faire à ce moment-là à propos de la série – et pratiquement rien n’a été exploitable par la suite dans les histoires de Sardine proprement dites.
Je suis content de cela reste une petite bande dessinée dizaine de pages avec un maximum de quatre ou cinq cases par page, parce que c’est une distance, peu évidente, que j’ai fini par maîtriser : en dix petites pages pour enfants je peux déjà raconter une histoire, qui doit être très rapide mais peut être assez substantielle… J’ai été le premier surpris de devenir le scénariste de cette série. Sardine est un personnage créé par Joann, ainsi que P’tit Lulu, Supermuscleman ou le Capitaine Epaule Rouge, lequel se retrouve dans d’autres de ses séries ; j’ai créé le docteur Krok et quelques autres… Joann est arrivé à l’atelier avec ses petits personnages ; il a téléphoné à Alain Ayroles pour lui dire « Je voudrais faire une bande dessinée pour enfants, mais je voudrais que quelqu’un l’écrive. » Je l’ai vu tristouille de s’être fait envoyer aux pelotes par Alain et je lui ai proposé de m’en occuper. Il a pris ça pour une énormité, car il ne me voyait pas dans ce rôle – pas plus que je ne m’y voyais, d’ailleurs ! Mais je ne me vois dans aucun rôle ; je suis prêt à tout pour peu que ce soit avec quelqu’un que j’aime bien… J’en ai un peu sué au début mais nous avons très vite trouvé notre rythme de croisière et je me suis rendu compte que j’adorais écrire ces petites histoires pour les enfants, rigolotes, débridées, qui partent dans tous les sens… Quand j’ai créé Ariol, j’ai fait en sorte que ce soit complètement différent de Sardine, afin que je ne puisse pas me demander si une histoire conviendrait mieux à une série ou à l’autre. Un certain type d’imaginaire d’un côté, de l’autre un univers beaucoup plus proche d’Alan et de ma propre enfance, d’où je tire personnages et anecdotes. Je me souviens de la déflagration qu’a provoqué en moi Le Petit Nicolas. Jusque-là, je m’amusais bien avec mes copains. Mais soudain, la découverte, à neuf ans, de la caractérisation de chacun, de ces traits d’humour permanents sur toutes les aventures vécues dans une journée… a décuplé ma propre vie et a apporté à mon enfance l’impression consciente de vivre une saga. J’ai commencé à voir mes copains comme Alceste, Alexandre et Joachim… Et j’ai toujours eu dans un coin de la tête l’idée d’écrire des histoires dans cet esprit, ce qui est un peu ce que j’essaie de faire.

Vous le faites en vous inscrivant dans un genre dont vous respectez les codes. A l’inverse, La Guerre d’Alan n’est pas une bande dessinée de guerre, Les Olives noires ne sont pas un péplum, Le Capitaine écarlate n’est pas ni une histoire de pirates ni une biographie d’écrivain.
Certes, mais Ariol, est-ce vraiment des histoires pour enfants ? Je ne peux pas dire que j’écrive pour les enfants. Chez les grands auteurs que j’admire, Hergé, Goscinny, Franquin, je ressens tellement le côté journal intime, je me suis senti tellement de plain-pied avec leur existence, qu’il faut bien qu’ils aient mis dans leurs livres autre chose que l’idée toute faite qu’on se fait d’une littérature destinée aux enfants. Quand on voit apparaître une énième série pour enfants conçue vite fait pour les besoins de remplissage d’un magazine, il y a de fortes chances pour qu’on se retrouve avec une bande de gamins dont l’un est un peu gros, un autre porte des lunettes, le troisième est une fille… ou alors avec des animaux qui gambadent… Il y a un certain nombre de passages obligés, qui peuvent être honnêtement faits, mais qui sont un peu du « à la manière de » et qui vivent en sangsues sur une tradition… De temps en temps – et c’est vraiment ce que j’essaie de faire – des auteurs se disent « Racontons notre vie de façon suffisamment simple et cristalline pour que ça fasse rire les enfants. » Si par le travail et l’entraînement on parvient à être de plus en plus léger et marrant, on peut raconter des choses de plus en plus sérieuses. Dans Sardine par exemple, je me mets à écrire des épisodes sur les hospices, sur l’adultère… Il n’y a aucune volonté transgressive, par exemple parce que l’éditeur serait une boîte catho… Parce qu’une bonne bande dessinée est porteuse de toutes les dimensions de l’existence, je cherche un moyen, dans la tradition du conte pour enfant, d’aborder tout ce qui fait la richesse et le quotidien d’un homme fait, mais en le présentant de façon accessible aux enfants. Une enfance vraiment réussie est remplie d’exemples, d’engrais qui donnent envie de pousser et d’aller voir plus loin ce qui va se passer. Bien évidemment il faut que le soufflé ne retombe pas et que l’on puisse continuer à trouver dans la vie des aliments qui donnent envie d’aller plus loin. La rencontre avec Alan est de cet ordre : c’est très important de rencontrer des personnes âgées qui ne font pas désespérer de vieillir !

En parlant de genre, je pensais plutôt à la sphère des kid strips qu’à celle des histoires « pour enfants »…
D’accord. J’ai une ambition dans Ariol, qui consiste à aborder à ma façon des questions et des histoires qui n’appartiennent pas forcément à ce genre. Je me rends compte par exemple que ce ne sont pas des « histoires à chute », et il leur faut néanmoins une chute. Je m’en tire toujours par une pirouette, mais ces histoires ne devraient pas finir, ce sont des instants piqués dans la vie d’Ariol.

Suspendre le récit, suspendre la parole, comme dans Alan, où certains épisodes se terminent comme si le téléphone avait interrompu votre enregistrement...
Il n’y a pas de véritables « procédés narratifs ». La question est toujours de savoir quand s’arrêter, où s’arrêter. Au sein d’un même épisode d’Alan, je passe par des petites émotions, des moments où il raconte des choses qui se passent. Mais ces pics arrivent rarement à la fin. Je me rends compte que lorsque la fin d’une histoire n’est pas à la hauteur, elle a tendance à oblitérer, dans l’esprit du lecteur, le souvenir qu’ils ont du parcours qu’ils viennent d’effectuer en la lisant : si ça retombe, si c’est mou à la fin, on ne sait pas gré à l’auteur de nous avoir quand même intéressé à divers moments dans l’histoire. Je trouve au contraire qu’il y a quelque chose de très vivant à ne pas tenir constamment les promesses d’un récit ; je dirais même que les moments de vasouillage sont nécessaires aux regains d’intérêt... La bande dessinée étant un mode d’expression souvent bref, on devait souvent se situer dans un paroxysme permanent. A partir du moment où on ne se limite plus à la quarantaine de pages des albums classiques, on peut se permettre de raconter un temps mort. J’ai adoré, dans Alan, dessiner un trou de mémoire. Et l’épisode se conclut quand Alan se souvient du nom d’un philosophe qu’il ne retrouvait pas.

Comment se déroule votre travail de transcription des paroles d’Alan ?
Je fais d’abord un décryptage systématique, où je consigne le moindre grommellement. Alan me parlait français, celui qu’on peut lire dans les albums : un français qui sent un peu son étranger, mais qui est merveilleusement nuancé. Je relis constamment mes petits carnets. Puis je m’attaque à une période, je vais chercher dans l’ensemble des carnets ce qui a trait à cette période, que j’essaie de remettre dans l’ordre chronologique, dont je rapproche les différentes versions (on a parlé cinq ans ensemble, et il a raconté certains épisodes plusieurs fois). J’en choisis les éléments les plus juteux, les plus significatifs, les mieux exprimés. Une fois que j’ai mis bout à bout ces anecdotes, j’écris en employant rigoureusement ses mots (parfois il me corrigeait par la suite) et en les distribuant dans les cases.

Preniez-vous des notes pendant vos conversations enregistrées ?
Je faisais des croquis. D’Alan en train de parler, de son environnement… et de temps en temps, quand le besoin s’en faisait sentir, il me faisait un petit dessin si je lui demandais de me préciser quelque chose : un grade, sa gamelle, sa façon de tenir sa mitrailleuse. Je fais ce travail à sa mémoire, au double sens de le maintenir en vie et de célébrer la mémoire colossale de cet homme.

Du graphisme et du style

La Guerre d’Alan évoque parfois certains modèles américains, des burlesques tel que Harold Lloyd aux dessinateurs comme Norman Rockwell ou Will Eisner.
Le principe de base pour la période de la guerre, c’est que je n’avais rien contre le fait de replacer le lecteur dans une certaine imagerie. Je suis conscient que je transmets un récit qui ne ressemble pas aux récits traditionnels de guerre, et je me dis qu’il faut placer le lecteur dans un bain familier pour lui raconter d’autant mieux des choses qui vont lui paraître surprenantes, par leur aspect quotidien par exemple. C’est pourquoi j’ai adopté le sépia qui rappelle les documents d’archives de cette époque, un aspect granuleux qui peut évoquer des photographies un peu détériorées de Capa… C’est en cela aussi que les artistes américains que j’ai aimés ont pu ressurgir, par capillarité. Si l’on évoque Rockwell, il est évident que je n’aurais pas voulu, pour raconter Alan, tomber dans le défaut de mon premier album en adoptant le souci « rockwellien » du détail. En revanche, ce qui tord le cou à son réalisme maniaque, c’est son humour, sa capacité à saisir, avec maniérisme, le moment le plus significatif où le moindre orteil, la moindre mèche de cheveux vont traduire l’état d’esprit du personnage. Par moment, je cherche un effet humoristique de ce genre en collant deux silhouettes côte à côte dans Alan, mais je veux que ça reste vivant. J’admire la faculté singulière de Will Eisner à brasser les générations. Evidemment, son noir et blanc m’a beaucoup marqué quand j’étais petit, et ça revient forcément d’une façon ou d’une autre. Quant au burlesque, qui était une référence déclarée dans La Fille du professeur, il m’a appris à poser ma caméra au bon endroit et fixer des personnages qui gigotent devant pour décrire une action. Cela implique la présence régulière de personnages en pieds dans mes pages, d’où la taille des cases, parfois une case par page, permettant de voir les personnages entiers. Mais il ne faudrait pas se méprendre sur ce réseau d’influences américaines : j’ai un drôle de rapport avec les Etats-Unis, où je ne suis jamais allé ! C’est un pays qui m’est proche pour toutes sortes de raisons, dont la plus cuisante est bien sûr la personnalité d’Alan. Même si Alan était un vieil Américain très atypique, puisqu’il n’a jamais voulu remettre les pieds dans son pays depuis 1947 et qu’il s’était européanisé.

Dans Le Capitaine écarlate, les références sont davantage à chercher du côté de Félix Vallotton.
Oui, en effet. Et pourtant, la technique est la même : à part la couleur, c’est le même type de lavis, utilisé pareil : de l’encre et de l’eau, au pinceau. Selon une technique trouvée par hasard, dans mes carnets de croquis, en observant la façon dont l’encre diffuse dans l’eau, comment on peut la mettre en culture dans des petits pots. Cela m’a permis d’obtenir ce grain qui me tenait vraiment à cœur, ou ces traits inconstants, parfois bouffés aux mites… Je n’ai pas d’autre justification à cela que le plaisir de mon œil et, effectivement, l’allusion avouée à une époque, à un certain type de gravure…

Mais j’aime bien aussi changer de technique, parfois au cours d’un même album. De l’enfance, quelques dizaines de pages sont déjà dessinées (certaine sont parues dans Lapin) selon la même technique que la guerre. Comme il faut que le lecteur oublie le dessin, je ne peux pas le bousculer avec des ruptures esthétiques : il y a donc de fortes chances pour que je recommence ce que j’ai fait jusqu’ici et que toute l’enfance soit dessinée autrement que la guerre. Grosso modo, je vais terminer La Guerre d’Alan comme je l’ai commencée, en ne me refusant pas quelques menus changements. Surtout, je me détends en restant longtemps sans utiliser cette technique. Sur Sardine je travaille donc au stylo, sur le livre que je prépare avec mon copain photographe ce sera tout à fait autre chose… Donc quand je me remettrai à Alan je serai suffisamment frais pour retrouver ma petite chimie d’encres et d’eau.

La constance du style est une question qui me taraude. J’ai placé Les Olives noires dans une certaine perspective, qui répondait à l’impression que me faisaient les premières pages que m’avait écrites Joann. Lequel n’écrit jamais plus de cinq pages d’affilée, si bien qu’on ne sait jamais où on va. La première scène, un père et son fils dans le désert, est très intimiste, très tendre. Croyant y voir la tonalité de la série, j’ai décidé d’être plus réaliste que dans La Fille du professeur, pour être plus de plain-pied avec les personnages, tout en restant assez simple. Je me suis obligé à une exigence anatomique, un réalisme qui commence à me peser un peu, à mesure qu’on avance dans ce récit qui se fait plus chaotique, plus cru, plus âpre, parfois plus grimaçant. Peut-on changer de dessin au cours d’une série ? Ce ne sera pas le cas du troisième album, qui reste dans le même tonalité, mais peut-être le suivant sera-t-il différent. Si on veut tenir longtemps, il me faudra louvoyer comme j’en ai l’habitude, pour éviter la « sclérose en cases ». De son côté, Joann a voulu sortir du découpage en « gaufrier » avec lequel il a commencé la série, mais je n’ai pas voulu. Je n’ai pas eu envie de dessiner des « cases de bande dessinée », ces passages obligés dès qu’on commence à « découper » beaucoup. J’aime bien cette contrainte de l’« écran », ces cases de dimensions constantes, parce que ça oblige à trouver des solutions très subtiles. Quand je lis la séquence du désert dans le scénario de Joann, je me rends compte que j’ai à dessiner un nombre infini de cases où il ne se passe rien : une discussion entre deux personnages dans un désert, de nuit ! Si j’avais la ressource de cases de dimensions différentes, je l’utiliserais à fond pour me donner à moi-même l’impression que je diversifie les choses, que je les enrichit, que je les enlumine. Moi, j’aime mieux avoir à m’en sortir avec des cases rigoureusement de mêmes dimensions, qui m’évitent de tomber dans ce que je considérerais, pour ce récit, comme un travers, et m’obligent à trouver des solutions de cadrage, où un simple basculement par rapport à l’horizon va dire quelque chose.

Pour cette série, vous avez confié les couleurs à Walter.
Quand on s’est lancé dans Les Olives, ça m’embêtait de ne pas faire ces premières pages en couleurs, tant je voyais ce crépuscule sur le désert, cet enfant qui joue avec les sauterelles… Je n’avais qu’une envie, c’est de sortir ma boîte d’aquarelles. C’est Joann qui m’en a empêché, en me disant que j’allais y passer ma vie. Il m’a dit « Pense qu’on fait de la série Z. On fait des livres où on met tout ce qu’on peut, toute notre vie, mais on ne peut pas passer cent-sept ans sur chacun d’entre eux. » Or j’ai cette capacité de tomber dans mes propres images, à m’appesantir sur un truc parce que ça me plaît. Je parviens non pas à renoncer à ce plaisir (puisque je me l’offre volontiers dans mes croquis), mais à l’aménager pour pouvoir faire mes livres rapidement. Cette année, il y aura quand même trois Sardine, deux Ariol, deux Olives et un Alan !
Je laisse une entière liberté à Walter. Pour le premier tome, il a fallu mettre les choses en route tous les deux : comme il fait des couleurs pour Joann, pour Totof, pour Lewis, il y a forcément un peu carambolage lorsqu’il sort du dessin de l’un pour passer à celui d’un autre. Il était encore à Paris, donc nous avons travaillé ensemble chez lui. Puis il est parti vivre à Tokyo. Il m’a envoyé des planches qui me convenaient parfaitement et je n’ai plus rien à lui dire. La règle d’or à laquelle nous sommes arrivés entre amis collaborateurs, c’est qu’on se fiche la paix ! Si on commence à déraper, si l’un des deux lâche la bride, on se le dit. Mais si on se surprend, on se laisse aller et on voit ce que ça donne. Il ne faut pas risquer de se censurer ou de se restreindre.

L’atelier

Parlons d’un fameux groupe d’amis : qu’est-ce qui vous a amené à l’atelier Nawak ?
En 1994, je travaillais encore chez moi sur des bandes dessinées de commande pour Bayard, des adaptations littéraires, des choses comme ça, qui ne sont jamais sorties en albums. Je voulais évoluer, changer... Et j’ai rencontré David B. qui m’a parlé de l’atelier, de l’Association. Je connaissais vaguement ces noms que Berberian m’avait déjà cités lorsque je l’avais croisé deux ans auparavant dans un festival, mais je n’étais jamais allé voir ! A l’invitation de David, je suis allé rencontrer ces gens à l’atelier, rue Quincampoix, où travaillaient côte à côte Joann [Sfar], Totof [Christophe Blain], Emile Bravo, David, Frédéric Boilet, Fabrice Tarin, Hélène Nicoux et Tronchet. Lewis [Trondheim] et Jean-Yves Duhoo venaient de partir : j’ai demandé si je pouvais en être dès que quelqu’un s’en irait. J’ai commencé à faire connaissance avec eux. La première fois, j’ai apporté mes carnets, qui m’ont attiré la sympathie de Totof et de Joann. Du jour au lendemain j’avais une bande de copains. C’était un rêve. En même temps, j’avais un peu peur : ayant l’habitude de travailler seul, comment allais-je vivre dans cette ambiance où tout le monde gueule, où ça rentre, ça sort, où il faut toujours décrocher le téléphone… D’autres sont restés quinze jours et sont repartis effrayés ! Mais j’ai réussi à travailler dans cet environnement, parce que je l’ai voulu. On s’est bien marré, on allait ensemble au cinéma, en vacances… on est devenu comme les doigts de la main.
C’est curieux, il y avait jusqu’alors deux choses auxquelles je refusais de croire : les maîtres à penser et les générations. Je lisais des livres sur les surréalistes, sur Gide…, ces gens qui allaient sonner à la porte de leurs aînés ou d’autres auteurs, qui se rassemblaient dans des groupes… et je me disais que ça ne ressemblait pas à la vie moderne, que tout ça était fini. Soudain, le même année, j’ai rencontré Alan – qui, sans être un maître à penser, a marqué mon existence – et les copains de l’atelier et de l’Asso, avec qui j’ai senti une communion générationnelle. Mes convictions ont été battues en brèche !

A quoi travailliez-vous alors ?
Depuis Brune, que des boulots alimentaires : illustrations, jeux pour enfants, couvertures de livres… J’ai arrêté l’illustration dès que j’ai pu, parce que je n’aime pas ça et j’ai décidé de me mettre en position de ne faire que de la bande dessinée et des croquis, pour être heureux.

Qu’est-ce qui pousse alors Joann à vous confier le dessin de La Fille du professeur ?
On a mis longtemps : c’est au bout de six ou huit mois qu’on s’est dit qu’on pourrait travailler ensemble. A l’origine, l’atelier n’était pas fait pour que les gens collaborent, mais pour qu’ils aient un lieu de travail commun, de l’espace pour ceux qui n’en avaient pas assez chez eux… Mais on est dans une classe sans professeur, où chacun regarde ce que font les autres ; il serait étrange que l’on n’ait pas envie à un moment ou à un autre d’essayer des trucs, de travailler ensemble… Beaucoup de configurations ont été essayées : Lewis/Joann, David/Joann, David/Totof, Totof/Joann, moi/Joann, moi/David… Même sans collaborer vraiment : on a tous consulté Emile pour un certain nombre de choses… ; j’ai même fait des couleurs pour Lewis, ou pour une page du Petrus Barbygère de Joann ! Ce dernier, quand il est parti vivre quelque temps en Thaïlande, nous a dit qu’il penserait à chacun de nous en faisant un album, parce qu’il faisait régulièrement appel au savoir-faire de Totof pour résoudre un problème dans une scène d’action, à celui d’Emile pour rendre une séquence plus drôle, ou au mien pour une question de lisibilité…
J’ai quitté l’atelier pour des raisons personnelles : Alan étant malade, j’allais passer dix jours par mois chez lui ; j’en revenais vanné et je travaillais chez moi. Bref je n’y allais plus…

Alan, encore et toujours

Comment l’idée de faire une bande dessinée de la vie d’Alan s’est-elle concrétisée ?
J’ai rencontré Alan et l’Asso au même moment. J’ai très vite dit à Alan qu’on allait faire un livre. Connaissant Lapin, j’ai rencontré Menu dans un café et je lui en ai parlé. Menu m’a dit « C’est intéressant. » Alan recevait Lapin, qu’il me commentait dans ses lettres, me parlant de Mattt Konture, de Joann… il se reconnaissait là-dedans.
Je trouve que la bande dessinée est un mode d’expression qui convient parfaitement à la biographie. Je suis un lecteur émerveillé des biographies de Jijé. Il y a une incursion de l’adulte dans ses histoires comme il n’y en a dans aucune bande dessinée pour la jeunesse, et c’est en grande partie dû à leur nature biographique. La série qu’entreprend Marjane Satrapi dans Persepolis est remarquable. Comme elle, d’ailleurs, je reçois de nombreuses réactions de lecteurs : c’est le genre de livres qui éveillent chez les gens un besoin de parler, parfois d’eux-mêmes. J’ai même maintenant un merveilleux copain de 67 ans, qui habite dans le sud de l’Angleterre : il a acheté La Guerre d’Alan à Paris, l’a lu dans l’Eurostar et m’a écrit en arrivant à Waterloo Station une lettre émue. Depuis, j’ai tous les quinze jours une lettre de lui dans ma boîte à lettres…

Est-ce parce que vous connaissiez l’Association que vous avez pensé possible d’en faire un livre ?
Il y avait quand même des précédents, comme Maus, qui m’a fortement marqué. Je l’aurais donc fait de toute façon, mais il n’aurait pas eu la même forme, parce que j’aurais sans doute cherché à le formater pour le proposer à des éditeurs traditionnels. Je me serais senti moins libre…
Lorsque j’achève un Alan, je suis épuisé tout en ressentant la nécessité impérieuse de continuer. Il faudrait aller jusqu’au bout pratiquement d’une traite. Mais ce serait risqué… S’interrompre, ce pourrait aussi risquer de perdre de vue la raison de le faire… Pourtant, il suffit que je remette le magnétophone en marche et que j’entende la voix d’Alan pour qu’il me redise « Vas-y ! » Paradoxalement, la guerre, par où j’ai commencé son récit, est ce qu’il y a de plus extérieur, de plus anecdotique… Que les gens se soient senti proches de ce qu’il y raconte m’encourage, parce que le récit de son enfance est encore plus poignant et plus vrai que ce que je ferai jamais avec la période de la guerre. J’aurais d’ailleurs voulu commencer par l’enfance, mais sa maladie en a voulu autrement. Je ne le regrette pas : après avoir pris connaissance des trois tomes de La Guerre d’Alan, le lecteur sera encore plus touché de découvrir ce par quoi est passé le petit garçon des trois tomes de L’enfance d’Alan. Puis viendra un dernier tome intitulé Alan, sur nous deux, que j’écrirai, mais je ne sais pas quand : parfois je sens que c’est pressant, parfois non. Je suis soucieux de perdre le moins de souvenirs possibles et en même temps j’aime bien ce que la mémoire fait à mon souvenir d’Alan. Et je pense que c’était bien de ne pas le faire maintenant, parce que la maladie d’Alan – un an et demi d’un cancer redoutable – a pris le pas sur le reste dans mes souvenirs. J’attends donc que les choses s’équilibrent dans ma mémoire.
L’enseignement que j’ai tiré de l’épisode Brune, d’où je suis sorti laminé après six années de labeur, c’est que je peux compter sur une chose : ma force de travail, mon opiniâtreté, mon désir d’aller au bout. A l’orée du boulot sur Alan, je me suis dit que la tâche était gigantesque, mais que j’arriverais au bout. On a besoin de rouler un peu les mécaniques avant de se lancer dans un boulot, en se disant « Je peux le faire. » Je suis d’ailleurs sensible, dans l’œuvre des autres, à un certain trop-plein de solitude que je décèle parfois à la lecture de certains travaux de gens que j’aime et dont je sens qu’ils se sont fourvoyés, ou amoindris, ou aigris parce qu’il leur a manqué l’interlocuteur qu’il fallait au moment voulu. Quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui bouscule vos inhibitions, qui vous cherche et à qui vous rendez la pareille : un ami. Cela s’assortit d’une chose indispensable à l’amitié : une certaine dose d’admiration.

Ce projet de longue haleine sera-t-il interrompu par d’autres ouvrages ?
Il faudrait aussi que je pense à faire quelque chose pour ma fille. Je commence sérieusement à y penser. Je suis content de remplir petit à petit sa bibliothèque avec Sardine et Ariol… Je voudrais faire des vrais livres pour enfants, mais je ne suis pas encore sorti du mécanisme d’infantilisation que j’évoquais : j’ai encore des phares plantés devant ce rivage, qui m’empêchent encore d’y accoster. J’admire Sempé, par exemple, Marcellin Caillou, L’ascension de Monsieur Lambert..., tous sont de grands livres. Du coup, je commence à écrire des livres pour enfants, puis ils se complexifient à mesure que je les écris. Il se remplissent, plutôt ; ils sortent du format de livre pour enfants et deviennent des bandes dessinées. Il faudrait pousser cela jusqu’au bout pour ensuite en tirer le suc, un précipité intéressant. Je n’ai pas encore réussi à me lancer là-dedans.
J’aimerais aussi beaucoup que la publication de mes carnets de croquis se poursuive, car cela me permet de montrer une partie de mon travail qui n’a pas grand chose à voir avec la bande dessinée et qui me permet de dire des choses que je ne dis pas par ailleurs. Mais je ne veux pas en faire des livres coûteux réservés aux amateurs. Je veux qu’on puisse les trouver dans les maisons de la presse. Pour cela, avec Frédéric, on fait une mise en page au cordeau, assez rigoureuse...
Mais il y a surtout ce projet avec mon copain photographe, qui mériterait au bas mot autant de volumes, ce que je ne pourrai pas faire. Nous allons donc raconter ensemble une mission, mais on va essayer de le faire très vite. Et après, on verra.

Propos recueillis par Gilles Ciment
à Paris le 8 mai 2002

Entretien paru
dans
9ème Art
n° 8
janvier 2003

 

Compléments

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